ANALYSES

Turquie : l’Etat de droit est-il menacé ?

Interview
16 décembre 2014
Le point de vue de Didier Billion

Comment comprendre la vague d’arrestations de journalistes effectuée ce weekend par le pouvoir turc ?


Conjoncturellement, l’arrestation de 23 journalistes organisée ce weekend fait écho à la bataille politique entamée il y a un an presque jour pour jour, qui a vu la révélation d’actes de corruption affectant les cercles dirigeants du pouvoir, des ministres, ainsi que le fils du président actuel Recep Tayyip Erdogan (à l’époque Premier ministre). Ces révélations ont déclenché une violente bataille politique opposant le Parti de la justice et du développement (AKP), qui est au pouvoir, à la confrérie de Fethullah Gülen. Depuis lors, cet affrontement n’a pas cessé, Erdogan ayant visiblement décidé d’en finir une fois pour toute avec ce mouvement. Depuis un an, une partie de l’appareil de la magistrature a ainsi été limogé car un certain nombre de ses responsables étaient soupçonnés d’être des militants du mouvement de Fethullah Gülen. De nombreuses mutations et mises à l’écart furent également mises en œuvre au sein du ministère de l’Intérieur, toujours sous le même prétexte. La presse n’a, elle non plus, pas été épargnée par cette lutte sans merci entre le pouvoir incarné par Erdogan et le mouvement güleniste, en témoignent les évènements de ce weekend.
Au-delà de ces turbulences très graves, on peut considérer que le gouvernement turc a opéré un tournant autoritaire depuis le référendum constitutionnel de septembre 2010 : ce glissement liberticide se manifeste notamment par une restriction des libertés publiques touchant l’ensemble de la société et par la tentative de mise en œuvre d’un ordre moral que n’accepte pas une partie de la population. L’État de droit est aujourd’hui à la dérive et est de moins en moins assuré. Quand l’exécutif s’arroge le droit de démettre ou de changer d’affectation des magistrats ou des policiers, cela en dit long sur les pratiques autoritaires du gouvernement.


Erdogan se retrouve-t-il pour autant mis à mal sur la scène intérieure alors qu’il a remporté haut la main les municipales de mars et la présidentielle d’août ?


Nous nous trouvons face à un paradoxe : autant ce glissement liberticide est manifeste et donc inquiétant pour l’État de droit en Turquie, autant les bases sociales et électorales de l’AKP ne semblent pas se déliter. Les deux victoires aux échéances électorales de 2014 sont là pour le confirmer : lors des municipales, l’AKP a remporté ou s’est vu confirmé dans la majorité des grandes villes du pays – à l’exception d’Izmir –, tandis que son leader charismatique, Recep Tayyip Erdogan, a été élu dès le premier tour de l’élection présidentielle avec plus de 50% des voix.
On peut identifier plusieurs explications à cette situation. Tout d’abord, bon nombre de Turcs lui sont gré d’avoir été le vecteur de résultats économiques impressionnants depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir : le revenu moyen a été multiplié par 2.5 en une dizaine d’années. La classe moyenne, qui en a émergé, constitue l’une des bases électorales du parti. De plus, Erdogan a parfaitement compris que la société turque, du fait de son histoire et de ses caractéristiques sociologiques, est assez conservatrice. Certaines mesures prises par le pouvoir, assez éloignées de notre vision occidentale, correspondent en réalité aux aspirations et aux habitudes d’une partie de la société turque. Il faut donc se garder d’une ligne de lecture trop simpliste, qui consisterait à considérer qu’une atteinte aux libertés entraînerait immanquablement un effritement de la base électorale de l’AKP. Nous n’en sommes en effet absolument pas là : l’AKP et son leader restent en phase avec une majorité de la population turque.
Cela étant, bon nombre sont aussi fort mécontents de l’évolution de la vie politique turque, mais cette opposition n’arrive pas à se structurer politiquement et à se faire représenter. Les partis d’opposition parlementaire ne sont, semble-t-il, pas à la hauteur de leur tâche et ne réussissent pas à présenter un front unifié et une alternative crédible à l’AKP. Le parti au pouvoir a donc encore de beaux jours devant lui !


Cette vague d’arrestations a été notamment sévèrement jugée par l’Union européenne et les Etats-Unis. La Turquie n’est-elle pas en train de s’isoler sur la scène internationale alors que son contexte régional est de plus en plus instable ?


Au cours de ce weekend, on a vu les Etats-Unis et l’Union européenne émettre des critiques assez sévères – et justifiées – à l’égard des arrestations de journalistes. Il ne faut cependant pas oublier que cela fait déjà un an qu’ils s’inquiètent du virage liberticide du gouvernement turc : cette réaction n’est donc pas nouvelle. Tenant compte des critiques émises à l’encontre de la liberté de la presse par Erdogan, on pourrait imaginer que les alliances traditionnelles de la Turquie soient en passe de se délier. Risque aggravé par la crise syrienne et de l’absence d’intervention des Turcs en faveur des combattants kurdes de Kobane et parce que certains commentateurs occidentaux ont violemment critiqué la Turquie en l’accusant de mener un double, voire un triple jeu et de devenir elle-même un facteur supplémentaire d’instabilité régionale. En réalité, la Turquie ne mène ni un double, ni un triple jeu mais se retrouve prise au piège de la politique qu’elle a initiée avec les puissances occidentales quant à la gestion de la crise syrienne. Au-delà des critiques qui peuvent être formulées quant à son égard, on peut encore considérer que la Turquie reste davantage un facteur de stabilité régionale que d’instabilité.

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