ANALYSES

Les grands défis de Michaëlle Jean, nouvelle secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie

Tribune
3 décembre 2014

Le 15ème sommet de la francophonie s’est tenu à Dakar au Sénégal. Après une longue attente, témoignant une absence de consensus, le choix des 8 chefs d’Etat ou de gouvernement (dont François Hollande) présents s’est porté sur la personnalité de Michaëlle Jean pour le poste de secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Elle succède à Abdou Diouf et au fondateur de cette instance, Léopold Sédar Senghor. Ce chef d’Etat et grand poète rêvait d’un « Commonwealth à la française » lors de la création de cette communauté franco-africaine. Michaëlle Jean, femme afro-américaine, ex-gouverneure générale du Canada, journaliste, ayant eu des fonctions au sein de l’OIF, polyglotte et de caractère, s’est engagée depuis longtemps en faveur de la démocratie et pour « briser les solitudes » ou les barrières linguistiques. Elle est à la fois du Nord et du Sud, de l’espace anglophone et francophone, a eu la nationalité française (par son mariage) tout en étant canadienne d’origine haïtienne. Elle sera vraisemblablement en phase avec les nouveaux enjeux de la francophonie au sein de la mondialisation.


Michaëlle Jean répond au souhait de ceux, qui mettent en priorité les jeunes, les femmes et l’économie. Et, pour la première fois, ce poste ne reviendra pas à un Africain, malgré les candidatures d’Henri Lopes, ambassadeur du Congo-Brazzaville, de Jean-Claude de l’estrac de l’Île Maurice, ou de Pierre Buyoya, ancien président du Burundi.


Michaëlle Jean aura toutefois une succession difficile après 12 années de secrétariat du président Abdou Diouf vis-à-vis d’un ensemble relativement hétérogène dont les objectifs sont pluriels dont les missions sont de plus en plus nombreuses (linguistiques, culturelles économiques, tout en adoptant de nouvelles stratégies, qu’elles soient politiques comme la lutte contre le terrorisme, humanitaires en défendant les droits, et diplomatiques), alors que le budget de l’organisation (80 millions d’euros) est en baisse.


Il faut différencier l’espace politico-diplomatique de l’OIF, les espaces francophones de jure où le français est une langue officielle et, de facto, où plus de 20% de la population parle français. Sur 80 pays membres de droit ou observateurs, seulement 32 ont le français comme langue officielle ou co-officielle.


La francophonie est un dispositif institutionnel qui regroupe 274 millions de locuteurs (dont 212 millions ont un usage quotidien du français), répartis sur 5 continents avec dominance de l’Afrique par rapport à l’Europe et l’Amérique du Nord. 20% des Africains sont francophones (230 millions), 4% lusophones et 20% arabophones. A l’horizon 2050, on estime à 715 millions les francophones (capables de s’exprimer en français) dans le monde dont 85% seront africains. La RDC est le premier pays francophone du monde (avec une population de plus de 70 millions d’habitants).


L’Afrique joue un rôle central au sein de la francophonie et, jusqu’à présent, au sein de l’OIF. Le choix d’une femme non-africaine et non-membre d’un pays du Sud, malgré ses origines haïtiennes, a été perçu comme un semi-échec pour l’Afrique. Certaines puissances jouent ou ont joué un rôle central voire hégémonique, notamment la France (qui a baissé d’1/3 sa contribution en quatre ans) et le Canada (en particulier le Québec) dans la défense de la francophonie, le leadership et le financement de ces institutions. Le choix d’une afro-américaine à sa tête est donc loin d’être neutre.


La francophonie est un ensemble géopolitique de coopération et de diplomatie d’influence qui fait face au Commonwealth, à la Ligue arabe, à l’Union latine ou à l’ensemble lusophone (Palop). Elle est un « en commun » d’une langue partagée. L’espace de la francophonie regroupe diverses organisations, associations professionnelles et d’intellectuels (écrivains, professeurs de français, universitaires). L’OIF est l’institution qui regroupe 80 Etats et gouvernements membres ou observateurs, dont 53 sont membres de droit. Les principales agences de coopération sont l’AUF, TV5-Monde, AIMF (association des maires) et l’Université Senghor d’Alexandrie. Ses objectifs ne se réduisent pas à la défense de la langue française et de la culture par l’éducation ou le dialogue des cultures, elle vise également à instaurer et renforcer la démocratie, à prévenir ou à gérer les conflits, à rapprocher les peuples, à jouer un rôle de médiateur et de négociateur dans de nombreuses crises. Un accent prioritaire est mis sur les jeunes, les femmes et sur la question des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). L’espace francophone concerne le soft power et vise aujourd’hui également à se positionner par rapport à des nations émergentes telles que la Chine. L’OIF, en s’élargissant géographiquement et en acceptant des pays comme le Qatar et récemment le Mexique, le Costa Rica ou le Kosovo, a, de fait, privilégié les dimensions géopolitiques aux dimensions culturelles.


La francophonie est un espace linguistique. Le français est la cinquième langue du monde après le mandarin, l’anglais, l’espagnol et l’arabe. L’appartenance à une même aire linguistique tisse des liens forts aux enjeux régionaux, nationaux et internationaux concernant la langue dominante. Les langues sont ainsi des enjeux de pouvoir et stratégiques : elles permettent un mode d’appartenance à des aires culturelles, la domination par certains groupes à la connaissance scientifique et à la communication à l’international. La nationalisation de la langue conduit souvent à un clivage entre les élites bilingues, maîtrisant la langue de communication, et « le peuple ». La construction de langues de communication larges est au cœur de la construction de la nation. Elle se réalise aujourd’hui dans le monde de l’audiovisuel et des NTIC. Sur le plan interne, la langue de l’ex-puissance coloniale est une manière de s’approprier des armes, de conquérir un « riche butin de guerre » (Yacine), mais également de contrôler les populations qui ne peuvent avoir, au nom du nationalisme ou du régionalisme, la maîtrise d’une langue de communication internationale et ce qu’elle permet en termes d’accès à la connaissance.


Sur le plan international, les langues sont des armes géopolitiques avec une tendance à la dominance de l’anglais (plus de 300 millions de locuteurs). Il faut différencier les 13 pays dont la langue officielle est le français, les 19 pays où le français est une langue co-officielle et les 6 pays – dont 4 du Maghreb – pour qui le français est la langue courante mais non officielle. Ainsi, le choix d’une secrétaire appartenant à un pays bilingue, où l’anglais est dominant, a été perçu par certains comme un affaiblissement. A Dakar, Madame Michaëlle Jean a été obligée de s’exprimer dans les deux langues devant une assemblée francophone. On peut toutefois penser que, de par son origine haïtienne et sa nationalité canadienne où l’enjeu linguistique est stratégique, Michaëlle Jean sera très sensible au combat linguistique. Elle saura certainement briser les barrières et favoriser le plurilinguisme davantage qu’un nationalisme linguistique frileux.


Le français est une langue de communication dans les pays africains disposant de plusieurs langues (notamment en Afrique centrale), alors qu’il est peu parlé lorsqu’il existe une langue de communication nationale (malgache, Wolof, etc.). La reconnaissance des droits aux langues natives et de communication internationale est prioritaire. La défense du français passe par le bilinguisme ou le multilinguisme et non par un combat d’arrière-garde de l’anglais dans le domaine diplomatique ou scientifique.
On note toutefois des paradoxes. Le développement des alliances françaises dans le monde s’explique principalement par leur implantation en Chine afin que les Chinois soient présents en Afrique francophone. 49 millions de personnes apprennent ainsi aujourd’hui, dans les Alliances françaises ou les institutions culturelles, le français comme langue étrangère.


Il est prévisible que Michaëlle Jean mettra davantage que son prédécesseur l’accent sur la francophonie comme espace économique. L’OIF joue un rôle important dans le développement du commerce, le rôle des entreprises, la création d’emplois notamment pour les jeunes et les femmes, et les NTIC. Considéré comme un outil de diplomatie économique, la francophonie permet de tisser des liens entre les Etats membres de l’espace francophone et sont des moyens de lutter contre la présence des émergents non-francophones, notamment dans les pays africains. Si l’OIF peut participer à l’amélioration de l’économie africaine observable depuis le tournant du XXIème siècle, l’impact spécifique de la francophonie sur l’économie des pays francophones est en revanche difficile à évaluer. L’appartenance au même espace linguistique favorise les relations économiques à côté d’autres facteurs (frontières communes, accords préférentiels, histoire coloniale, régimes juridiques, etc.). On estime cependant qu’elle augmente de plus de 22% les relations commerciales, financières et migratoires.
On observe, par contre, en moyenne, des résultats économiques supérieurs dans les pays africains anglophones et lusophones que dans les pays africains francophones. Les grandes entreprises, les marchés financiers, les réseaux d’infrastructures, le niveau de bancarisation, y sont en effet plus développés. Plusieurs facteurs peuvent être avancés. Certains sont liés à l’histoire coloniale et post-coloniale : la décolonisation britannique et portugaise a été plus conflictuelle mais elle a conduit à une plus grande autonomie militaire, monétaire et politique des pays africains. D’autres sont géographiques (taille des pays, abondance des ressources, niveau d’enclavement inférieur, etc.). Les différences de régimes monétaires et de change entre les 15 pays de la zone française et les autres pays africains sont souvent présentées comme des facteurs explicatifs. Dans l’ensemble, les systèmes d’éducation et surtout de formation professionnelle sont également moins performants dans les pays francophones.


Michaëlle Jean et l’OIF devront aborder ces grands défis et la manière d’y répondre. La gestion d’un patrimoine commun – la langue et la culture – et les coopérations entre pays du Nord et du Sud, en situation asymétrique mais pouvant générer des complémentarités et des solidarités, demeurent le grand rêve de Léopold Sédar Senghor qu’il faut consolider en y ajoutant une dimension économique au sein de cette petite ONU qui regroupe 1/3 des membres des Nations unies.