ANALYSES

Jean Tirole, prix Nobel d’économie : une récompense qui rompt avec le « french bashing »

Tribune
16 octobre 2014

Jean Tirole vient d’obtenir, le 13 octobre, « le prix de la Banque de Suède en Sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », dénommé couramment prix Nobel. C’est le troisième Français qui obtient cette récompense, après Gérard Debreu en 1983 et Maurice Allais en 1988.


Directeur de la Toulouse School of Economics (TSE), le nouveau prix Nobel d’économie a été formé à Polytechnique puis au Massachussets Institute of Technology (MIT) de Boston aux États-Unis.


Il a travaillé longtemps avec Jean-Jacques Laffont, nobélisable et disparu il y a une dizaine d’années ; il a prolongé ses travaux sur la théorie de l’agence et des incitations. Ils avaient publié ensemble en 1993 « A Theory of Incentives in Procurement and Regulation ».


Jean Tirole, qui avait obtenu en 2007 la médaille d’or du CNRS, est mondialement connu chez les économistes. Il se situe dans la lignée des économistes privilégiant la théorie des jeux et mettant l’accent sur les asymétries d’information, tels Akerlof, Spence ou Stiglitz.


Jean Tirole a approfondi notamment la théorie des incitations, des contrats et des relations entre agent et principal. C’est-à-dire de la relation entre le principal qui fait exécuter par un agent une tâche en son nom et donc lui délègue un certain pouvoir. Cette relation contractuelle pose des questions de confiance, de non transparence de l’information, des risques d’anti-sélection, d’aléa moral ou de passager clandestin.


Entre le principal (entrepreneur, banquier, actionnaire…) et les agents (salariés, client gestionnaire…), des instances peuvent favoriser la transparence de l’information, favoriser des incitations. Jean Tirole a travaillé aussi sur les externalités et la théorie des biens publics mondiaux.


Ses travaux, très théoriques et formalisés, sont difficiles de lecture mais ils ont de nombreuses applications, telles la privatisation et la régulation des grandes entreprises dans le domaine des industries de réseaux (électricité, télécommunications ou chemins de fer), des banques mais également des émissions de gaz carbonique.


Jean Tirole est un libéral qui croit aux régulations sectorielles et au rôle de l’État régulateur et un micro-économiste. Il vise à concilier l’efficacité des grandes entreprises avec l’intérêt des consommateurs et le maintien du rôle des concurrents. Il pense que l’économie est une science qui se rapproche des sciences dures sans pour autant l’isoler totalement des autres sciences sociales.


Esprit très indépendant, il a rédigé une multitude de travaux qui aident à prendre des décisions de politique économique, il est un des membres prestigieux du Conseil d’analyse économique mais il veut rester chercheur hors du champ politique.


Toute la classe politique française ou presque s’est félicitée de ce prix Nobel témoignant de l’excellence de certains centres et du fait qu’il est possible d’animer des centres de recherche et de formation sous forme de fondations privées au sein de l’université française.


Bien entendu, cette approche a également des limites pour comprendre les enjeux des politiques macroéconomiques insérées dans un contexte à la fois régional et mondial ou les crises systémiques financières. Les travaux de Jean Tirole permettent de mieux réglementer ou réguler de manière sectorielle certaines grandes entreprises. Ils ont été novateurs pour comprendre les marchés du travail ou les effets des émissions de GES.


Ils sont, en revanche, peu à même de répondre à la régulation globale des systèmes et aux crises systémiques.


Le succès de ses travaux correspond à une époque où l’État se désengage de la production des biens et services, où sont mises en place par grands secteurs des instances de régulation et où la contrainte publique fait place à des contrats et à des incitations.


Son analyse n’est pas à même de traiter des fonctions régaliennes des États, du rôle de la puissance et des asymétries de pouvoirs et pas seulement d’informations. Elle traite de la relation du consommateur, du client mais pas du citoyen. L’État chez Tirole n’a plus le monopole de la violence légitimée et agissant par la contrainte ; il est un simple agent économique qui incite et noue des relations contractuelles.


Ce nouveau prix Nobel réjouira moins les critiques du capitalisme, les tenants d’une économie politique liant richesse et pouvoir ni, inversement, les partisans du marché non régulé et du retrait de l’État. Espérons en tous cas que Jean Tirole, qui est discret et modeste, ne soit pas atteint du syndrome du Nobel permettant à ses lauréats médiatisés d’aborder de nombreuses questions éloignées de leur champ de compétence.


En tous les cas, deux prix Nobel attribués en une semaine à deux Français (Patrick Modiano vient de recevoir le Nobel de la littérature) fait du bien dans le climat morose actuel.