ANALYSES

Aménagement du territoire : quels enjeux géopolitiques ?

Tribune
10 août 2014
Par Philippe Subra, géographe, professeur à l’Institut français de géopolitique de l’Université Paris 8, auteur de “Géopolitique de l’aménagement du territoire”
Pourquoi peut-on parler de « géopolitique » de l’aménagement du territoire ? En quoi cette approche permet-elle de mieux comprendre les conflits liés à l’aménagement du territoire ? N’y perd-t-elle pas l’apport de la sociologie de l’action publique ?

L’emploi du terme « géopolitique » à propos des questions d’aménagement du territoire peut surprendre. Le terme est utilisé depuis plusieurs décennies pour désigner des conflits entre des Etats ou à l’intérieur de certains Etats. Conflits qui sont en général extrêmement violents et largement couverts par les médias, comme le conflit israélo-arabe ou la guerre civile en Syrie. Dans le cas des conflits autour des projets d’aménagement il n’y a ni morts, ni attentats, ni bombardements – et c’est heureux – mais des manifestations pacifiques, des chantiers occupés, des recours devant les tribunaux, des manœuvres en coulisse et du lobbying, des articles dans la presse locale ou des sujets de quelques minutes sur des chaînes de télévision régional. On peut y voir une sorte de géopolitique soft. Pour autant, il s’agit de questions géopolitiques car ce qui se joue dans ces conflits c’est le contrôle de territoires entre des acteurs qui n’ont pas les mêmes intérêts, ni la même vision de ce que doit être l’aménagement de ces territoires.
Voyez l’exemple du conflit autour du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes. Le projet est soutenu par les milieux économiques et la plupart des collectivités territoriales et des grands élus, pour qui il est un moyen de renforcer la croissance de la métropole nantaise et, au-delà, de tout le Grand Ouest … et bien sûr par le concessionnaire, le groupe Vinci. Il est combattu par une coalition assez hétérogène qui rassemble des agriculteurs, des habitants et les élus des communes concernées, des militants verts ou associatifs qui habitent Nantes, certaines formations politiques et des militants altermondialistes, venus de toute la France et d’ailleurs. Leurs motivations sont également diverses : défense de l’outil de travail, du cadre de vie, des zones humides, lutte contre le libéralisme… Et l’issue, qui n’est pas encore connue, dépendra des rapports de forces que les uns et les autres auront su construire, au plan local et national (c’est-à-dire au niveau de l’opinion publique française et du gouvernement).
Utiliser la « boîte à outils » géopolitique permet de comprendre les logiques de ces différents acteurs, leurs stratégies, les représentations qu’ils utilisent et cherchent à faire adopter par l’opinion via les médias. Mais aussi la dynamique du conflit, comment il se déroule, son issue.
L’apport de la sociologie et de la science politique demeure extrêmement précieux et nous le prenons en compte, mais la géopolitique apporte une vraie plus-value, parce qu’elle permet d’intégrer la dimension du territoire. En produisant des cartes, à différentes échelles, qui aident à comprendre le conflit, les zones de mobilisation, les formes d’action, mais aussi les intérêts et les objectifs des différents acteurs qui n’ont pas tous les mêmes territoires de référence. Plus largement en analysant les enjeux du territoire, en prenant en compte ses différentes dimensions (démographique, paysagère, urbaine, sociale, économique, électorale, historique, voire culturelle). Comment expliquer, sans cela, pourquoi construire des éoliennes en Champagne-Ardenne ou en Picardie ne suscite pas ou peu d’opposition, alors que dans le Languedoc la mobilisation sera immédiate et massive ?

Comment a évolué le modèle français de l’aménagement du territoire et comment expliquer la multiplication des conflits d’aménagement ?

Jusque dans les années 1970 on a aménagé en France pratiquement sans que cela suscite de conflits. Les choses ont commencé à changer avec quelques grandes mobilisations emblématiques dans la foulée de Mai 68 (le Larzac, Plogoff contre un projet de centrale nucléaire en Bretagne, contre le surgénérateur Superphénix, près de Lyon). Par la suite les conflits se sont généralisés. On se souvient de celui qui a accompagné la construction du TGV Méditerranée. Aujourd’hui la contestation concerne tous types d’équipements et de projets, et de toute taille : des lignes à grande vitesse, des lignes électriques à très haute tension, des centrales nucléaires, des aéroports, mais aussi des stades, des programmes de logements sociaux ou des centres pour SDF.
Cette conflictualité généralisée s’explique par la convergence de plusieurs facteurs de fond : un nouveau rapport au territoire, perçu comme une valeur refuge face à la mondialisation et à l’affaiblissement de l’Etat, à la Nature, aux paysages, la diffusion des idées écologistes, l’amélioration du niveau de formation de la population, l’effacement de la culture industrielle, l’extension du périurbain, la crise de confiance dans les élites techniques et politiques. On a donc tout lieu de penser que le phénomène va durer.
Tout cela se traduit par une crise de la notion d’intérêt général : celui-ci faisait autrefois l’objet d’une définition commune (le progrès, la modernisation) ; aujourd’hui chacun en a une conception qui lui est propre, avec des priorités différentes (la lutte contre le changement climatique ou le développement économique), et il se décline à des échelles géographiques tout aussi variées : ce qui est de l’intérêt général au niveau de la planète ne l’est pas nécessairement au niveau du pays ou d’un plus petit territoire. Le défi est donc, à chaque fois, de redéfinir, projet par projet, ce qui doit être considéré comme d’intérêt général ou pas. C’est la fonction des procédures de concertation qui se sont considérablement développées depuis vingt ans, notamment celle du débat public, pour les grands projets d’infrastructures.

Peut-on distinguer des grands modèles d’aménagement du territoire réussis ou non dans le monde ?
Il y a de très grandes différences, qui tiennent aux enjeux économiques, au niveau de démocratie et aux contextes culturels et politiques. Les pays émergents ont tendance à donner la priorité au développement économique et à la satisfaction des besoins immédiats de la population et des entreprises (en énergie, en infrastructures, en logements) qui sont considérables. L’opinion aux Etats-Unis est beaucoup moins sensible à la lutte contre le changement climatique qu’en Europe et le poids des lobbies industriels y est considérable, /’action des pouvoirs publics y est perçue comme moins légitime qu’en France par exemple. Les acteurs privés sont en charge de projets qui en Europe seraient naturellement du ressort de l’Etat, des collectivités locales ou d’autres acteurs publics. Et bien sûr la faiblesse de l’Etat de droit dans certains pays favorise les projets lourds, impactant fortement l’environnement, en réduisant les possibilités de contestation et de recours juridiques. Mais en Chine, au pays du parti unique, la contestation utilise, avec un certain succès, toutes les failles du système, notamment internet, et la prise de conscience écologiste progresse. Au point que l’on peut se demander si les luttes environnementales ne seront pas l’un des principaux vecteurs de la démocratisation de la société chinoise.

Dans quelle mesure l’aménagement du territoire se mondialise-t-il ? Quelle est la place des organisations internationales dans la géopolitique de l’aménagement du territoire ?

Il y a d’abord l’impact des grands groupes industriels ou dans les secteurs des travaux publics, de l’énergie et des services urbains, dont un bon nombre sont français, d’ailleurs. Ils financent pour partie et réalisent la plupart des grandes infrastructures (sauf en Chine) et ces projets jouent un rôle de plus en plus important dans leur stratégie de développement. De grandes organisations, comme la Banque mondiale ou la BIRD qui en dépend, y concourent également. Mais ces dernières années elles sont devenues un maillon faible : sous la pression de l’opinion publique mondiale, elles ont retiré leur soutien financier à des projets de grands barrages ou des projets industriels qui menaçaient l’environnement ou la survie de populations indigènes. La création, annoncée en juillet 2014, d’une nouvelle banque par les grands pays émergents, les BRICS, sous l’égide de la Chine, vise précisément à affranchir ces projets des conditions posées par la Banque mondiale en matière d’environnement ou de droits politiques. Enfin les grandes ONG jouent un rôle de plus en plus important dans la contestation de ces projets, en alliance avec des groupes locaux et avec l’appui de personnalités connues mondialement, acteurs d’Hollywood, chanteurs de rock ou prix Nobel de littérature. La mondialisation économique, culturelle et politique entraîne inévitablement une mondialisation des enjeux d’aménagement du territoire.