ANALYSES

Mort de Ben Laden : « Tous les ingrédients sont réunis pour que les citoyens doutent de la version officielle. »

Tribune
4 mai 2011

Entretien avec Bruno Fay, journaliste et auteur de « Complocratie : Enquête au source du nouveau conspirationnisme »

La mort d’Oussama Ben Laden a-t-elle inspiré les conspirationnistes ? Quelles thèses ont-ils développé ?

La mort d’Oussama Ben Laden est un cas symptomatique. Tous les ingrédients sont réunis pour que se développent des théories du complot. Tout d’abord, Oussama Ben Laden est un homme mythique qui a, depuis 10 ans, généré de nombreuses rumeurs. Ensuite, les circonstances de sa mort sont très suspectes : on ne dispose pour l’instant d’aucune image, on ne sait pas s’il a été interrogé, abattu de sang-froid ou non, il n’y aura pas d’autopsie, ou du moins pas d’autopsie indépendante, puisque le corps a été jeté à la mer, etc. Tous les ingrédients sont donc réunis pour que les citoyens doutent de la version officielle. Aujourd’hui, les autorités nous demandent de les croire sur parole. Le problème, comme je l’explique dans mon livre « Complocratie », est que les citoyens remettent désormais systématiquement en question la parole officielle parce qu’ils savent qu’on leur a déjà menti à de nombreuses reprises. En l’occurrence, on a entendu de nombreux mensonges officiels au sujet de Ben Laden, que ce soit ses liens supposés avec Saddam Hussein, exposés à la tribune de l’ONU par les Américains pour justifier la guerre en Irak, ou encore au sujet du bunker ultrasophistiqué dans lequel il était censé se cacher.
Cette mort va également renforcer les théories déjà existantes. Il y a une thèse qui circulait auparavant qui consistait à dire que Ben Laden est mort et enterré depuis de nombreuses années. Cette théorie est aujourd’hui alimentée par l’absence actuelle de preuve sur la mort de Ben Laden.
Une autre théorie veut que Ben Laden ait été complice des Américains dans l’organisation des attentats du 11 septembre. Le fait que celui-ci n’ait pas été jugé et ne pourra plus s’exprimer va nourrir ce doute. D’autant que les conspirationnistes disent déjà qu’il a été abattu par les Américains car il avait des secrets compromettants sur la Maison Blanche.
Une dernière théorie, peu crédible, commence à se développer depuis hier : l’annonce de la mort de Ben Laden à ce moment précis servirait les intérêts d’Obama dans l’optique de la prochaine élection présidentielle. Mais je ne pense pas que cette théorie fasse long feu.
Le photomontage qui a circulé dans les médias hier est également intéressant. On est là au cœur de cette société de la désinformation. L’information va très vite et circule en temps réel. La conséquence est qu’il n’a jamais été aussi facile de la manipuler. Je pense qu’on va avoir, dans les jours qui viennent, de nombreuses tentatives de manipulation de l’information dans un sens comme dans l’autre, autant de la part des autorités que de la part de groupuscules un peu partout dans le monde.


De nombreuses zones d’ombre persistent autour de l’annonce de la mort de Ben Laden. Diriez-vous que cet assassinat relève de la raison d’Etat?
On a beaucoup de mal à savoir ce qui s’est passé réellement. Pour répondre à cette question, il faut déjà connaître précisément les conditions dans lesquelles il a été abattu. Est-ce qu’il s’est défendu ? Est-ce que c’est un combat qui a mal tourné ? Est-ce que les soldats américains sur place n’avaient pas le choix ? La Maison Blanche communique au compte-gouttes sur le sujet et il est très difficile de se faire une idée précise sur le déroulé de l’assaut. Toutes ces questions ont une incidence sur la raison d’Etat. Il y a deux choses dans cette affaire : l’assassinat politique, qui peut relever en effet de la raison d’Etat (le Mossad israélien, par exemple, le pratique régulièrement sans que personne ne s’en offusque réellement) et les conditions de cet assassinat, qui, dans le cas de Ben Laden, me troublent beaucoup plus. Quand le Mossad abat un membre du Hamas, il ne va pas jeter son corps à la mer : il l’abat dans un hôtel à Dubaï et le commando repart aussi vite qu’il est arrivé. Les conditions de l’assassinat de Ben Laden ne me semblent pas relever de la raison d’Etat. Les dissimuler me semble relever plutôt d’un calcul politique, à mon avis erroné, qui consiste à dire qu’on ne veut pas en faire un martyr en lui offrant un mausolée.

Alors que les gouvernements ont recours très fréquemment à la manipulation de l’information par le biais de campagne de désinformation, pourquoi l’administration Obama, dans le cadre de cet assassinat, a-t-elle fait selon vous le choix de délivrer un message politique qui semble conforter la théorie du « choc des civilisations » ?
Ce choix de cacher le corps, de le jeter à la mer, d’éviter un procès, me semble être contre-productif. La seule explication possible serait que les Américains aient voulu dissimuler quelque chose sur l’opération elle-même. Le problème est que comme on ne sait pas ce qu’ils veulent dissimuler sur l’opération elle-même, c’est difficile de répondre. C’est vrai aussi que le peuple américain est dans l’émotion. Il attendait un geste fort, un geste symbolique et je pense qu’ils ne se posent pas des questions comme nous en Europe aujourd’hui. Les Américains voulaient une réponse, une vengeance, ils voulaient la mort de Ben Laden et ils l’ont eue. Par conséquent, ce message s’adresse peut-être davantage au peuple américain lui-même qu’à la communauté internationale. Le problème est, qu’en dehors des Etats-Unis, cet évènement va forcément générer des théories du complot avec le sentiment qu’on nous dissimule des choses.
Sur la même thématique
Caraïbe : quels enjeux pour les opérations HADR ?