ANALYSES

‘Il n’y aura aucun bombardement contre le territoire libyen par l’Italie’

Tribune
15 mars 2011
En ce qui concerne le poids de l’histoire de la relation entre les deux pays, il ne faut pas oublier que la Libye était une colonie italienne sous l’époque fasciste (le pays a obtenu son indépendance le 24 décembre 1951). Lorsque Mouammar Kadhafi prend le pouvoir en 1969, il se distingue par une très forte rhétorique anti-italienne. Il demande à l’Italie de solder les dégâts provoqués par la colonisation, il expulse les Italiens présents sur place, il nationalise les entreprises italiennes installées en Libye causant alors une perte équivalente à plusieurs milliards d’euros pour l’Italie qui les avaient investis sur le territoire libyen dans l’extraction du pétrole par exemple.

Dans ce contexte assez tendu, un autre événement va détériorer les relations entre les deux pays. Dans les années 80, les Etats-Unis, en réponse au financement par Mouammar Kadhafi de terroristes internationaux, décident de mener un raid aérien sur Tripoli et Benghazi à l’encontre de Mouammar Kadhafi. Ces bombardements entraînent la mort de la fille adoptive de Kadhafi. Le leader libyen, pour se venger, commande le lancement d’ un missile sur les côtes italiennes. Heureusement ce missile manque sa cible, évitant de peu une guerre italo-libyenne.

Ces dernières années, la Libye a été un pays essentiel dans la politique étrangère de l’Italie, en tant que point de départ important de migrants en provenance d’Afrique sub-saharienne. Mouammar Kadhafi a utilisé la menace des migrations vers l’Italie comme moyen de pression vis-à-vis du gouvernement italien. Les gouvernements italiens, de droite comme de gauche, ont essayé de négocier avec Mouammar Kadhafi un traité d’amitié dans le but de tirer un trait sur les évènements du passé ; celui-ci ne fut signé qu’en août 2008 par le gouvernement de Silvio Berlusconi. Or, pour que Kadhafi accepte de normaliser ses relations avec l’Italie, il exigea des excuses officielles de la part de Rome ainsi que le versement de 5 milliards de dollars sur vingt ans, sous forme d’investissements dans des projets d’infrastructure en Libye, notamment la construction d’une autoroute traversant tout le pays. En contrepartie, la Libye s’engagea à lutter contre le terrorisme et l’immigration clandestine. Ou, plus exactement, il confirma l’engagement de la Libye à participer à des patrouilles communes italo-libyennes en Méditerranée. En résumé, on peut dire que, historiquement, les liens entre l’Italie et la Libye ont un degré de complexité similaire à ceux entre la France et l’Algérie par exemple.

Pourquoi la crise libyenne inquiète-t-elle l’Italie ?

L’Italie est un pays très dépendant en termes d’importation d’énergie, en raison de son abandon du nucléaire décidé à la suite de l’accident de Tchernobyl dans la deuxième moitié des années 80. De plus, un tiers du pétrole italien provient de Libye. On ressent d’ailleurs une réelle inquiétude de la part des citoyens en ce qui concerne l’approvisionnement en pétrole. La sécurisation des approvisionnements énergétiques est en effet un enjeu-clé pour comprendre la politique étrangère italienne, tout comme la lutte contre l’immigration. La Libye est donc au cœur de la politique étrangère italienne ce qui explique pourquoi l’Italie a adopté, aux débuts des révoltes, une attitude très neutre, très distante, pour ne pas brouiller ses relations avec Kadhafi.

Dans quelle position Silvio Berlusconi se retrouve-t-il face à la révolution libyenne ?

Berlusconi est effectivement très gêné. Certains disent qu’il est gêné parce que c’est Kadhafi qui lui a appris le fameux rituel sexuel «bunga bunga », ce qui laisse entendre qu’il avait des relations très proches avec le colonel Kadhafi.

Du point de vue strictement politique et économique, il faut comprendre que la politique étrangère italienne sous Berlusconi est une politique étrangère qui est essentiellement commerciale et économique. Silvio Berlusconi a essayé de positionner l’Italie dans la compétition économique internationale. Or l’Italie se retrouve essentiellement en compétition avec la France et l’Allemagne sur les marchés internationaux. Pour vaincre la concurrence avec ces deux derniers pays, Berlusconi a essayé de tisser des relations personnelles privilégiées avec un certain nombre de leaders politiques, parfois des dictateurs, dont Kadhafi. Cela a contribué à donner à l’Italie un certain nombre d’avantages en termes de conquête de marchés à l’exportation, même s’il faut quand même souligner que ces pratiques ne sont pas du tout une spécialité italienne. C’est le président Sarkozy qui avait signé un protocole d’accord pour vendre des rafales à la Libye, par exemple.

Quelle est la réaction européenne ?

Il n’y a pas eu de réaction de l’Union européenne mais de nombreuses réactions de la part de plusieurs Etats membres.

Bien entendu la Libye étant une ancienne colonie italienne, l’Italie est tout naturellement un pays important dans la gestion de cette crise ; ce n’est pas un hasard si dans un premier temps, les Etats-Unis ont invité de façon nominative l’Italie et la France à imposer une « no fly zone ». La position de l’Italie était donc attendue de la part des autres chefs d’Etat. Lorsqu’on s’est rendu compte que l’Italie restait muette et gênée par rapport aux relations économico-commerciales que le pays pouvait avoir avec le régime de Kadhafi, la situation a changé.

Par ailleurs, étant le pays le plus proche des côtes libyennes et tunisiennes, l’Italie se retrouve en première ligne pour accueillir d’éventuels réfugiés. Par conséquent, au-delà de penser à d’éventuelles actions militaires, le gouvernement italien a d’abord cherché à s’organiser pour faire face à une crise humanitaire, et a essayé de mener une action de lobbying auprès des partenaires européens afin d’obtenir une action européenne pour faciliter l’accueil de ces migrants qui, lorsqu’ils arrivent en Italie, demandent l’asile politique, et peuvent donc se voir accorder une liberté de circulation sur le sol italien et européen.

Cependant, face à l’ampleur de la répression de Kadhafi, la question d’une action militaire est revenue au centre des débats. L’Italie affirme, à la différence de la France et du Royaume-Uni qu’il n’y aura aucun bombardement italien contre le territoire libyen. L’Italie offrira tout au plus un soutien logistique en cas de mission de l’OTAN contre le régime de Kadhafi. Ce que souhaite Rome aujourd’hui, c’est un blocus maritime pour éviter l’approvisionnement en armes du régime de Mouammar Kadhafi mais aussi pour surveiller d’éventuelles embarcations de migrants qui pourraient arriver sur les côtes italiennes. L’Italie est plus réservée quant à l’établissement d’une « no fly zone » qui équivaut tout de même à une déclaration de guerre. Il ne faut pas oublier que le pays est par ailleurs lourdement engagé en Afghanistan.

Après l’échec d’un consensus au niveau européen sur la Libye, l’écartement d’une solution militaire par le G8, peut-on parler d’un aveu d’échec d’une politique étrangère commune tant au niveau européen qu’international ?

Le Conseil Européen qui devait discuter d’une réaction commune européenne à la crise libyenne peut être qualifié d’échec. L’attitude du Président Sarkozy n’est pas étrangère à cet échec. Le fait qu’il ait annoncé, la veille de la rencontre, que la France soutenait la possibilité d’effectuer des frappes ciblées contre le territoire libyen, option qui n’avais jamais été débattue auparavant, a certes garanti au Président français le monopole de l’action médiatique, mais a torpillé le sommet. De même, le fait que le Président de la République, son Ministre des Affaires Etrangères, ainsi que le Ministre de la Défense, défendent trois positions différentes, suscite une certaine perplexité. L’Allemagne et l’Italie, notamment, ont été surprises par les déclarations de Nicolas Sarkozy. Au jour d’aujourd’hui, les États européens attendent un soutien clair de la part de la Ligue Arabe et de l’Union Africaine, et un vote du Conseil des Sécurité des Nations Unies, pour éventuellement engager des actions militaires. Mais la situation est rendue complexe par des dissensions en tout genre. Quel type d’intervention ? Des frappes ciblées ? Imposition d’une no fly zone ? Une aide à des rebelles désormais en déroute ? Et qui interviendrait ? L’UE ? L’OTAN ? Une coalition ad hoc ? Avec quelle capacités alors que les États européens s’épuisent en Afghanistan ? Et avec quels moyens budgétaires ? Tandis que les débats perdurent, entre coups d’éclat médiatiques et négociations feutrées, le Colonel Kadhafi semble prêt à reprendre la main militairement dans le pays.