ANALYSES

Gaz schisteux : rupture technologique, conséquences géopolitiques et problématique environnementale.

Tribune
23 juin 2010
Technologie éprouvée et mutation concurrentielle.

Le gaz schisteux est piégé de manière diffuse dans des schistes, ceux-ci étant la source du gaz et son réservoir. Dans les années 1990, aux Etats-Unis, diverses explorations ont permis de mettre en évidence un vaste champ continu aux Etats de New-York, Ohio et Pennsylvanie. Néanmoins, ce n’est que dans les années 2000 que la production a pu se développer, avec la technique du « fracking » ou fracturation hydraulique. Le but est d’injecter de l’eau, du sable et des additifs sous pression afin de fracturer la roche, de manière horizontale. Le gaz est ensuite récupéré. Par cette manière rentable et efficace, les Etats-Unis ont pu devenir le premier producteur mondial de gaz en 2009, devant la Russie (première fois en dix ans) et 50 % du gaz produit est du gaz non conventionnel. Les réserves de gaz (conventionnel et non conventionnel), estimées à 30 ans en 2006, sont actuellement de 100 ans.

La publicité de cette forme de production a été faite lors du rachat d’un spécialiste américain, XTO, par le géant pétrolier Exxon, en décembre 2009. Publicité d’autant plus grande que les montants proposés (40 milliards de dollars) sont ahurissants pour une telle société, dans un secteur encore jeune et concurrentiel. XTO a été créé en 1986, compte 3 000 salariés pour un chiffre d’affaire de 7,7 milliards de dollars et un bénéfice net de 1,9 milliards de dollars en 2008.

D’autres majors pétrolières ont également investi le secteur, en nouant des partenariats avec des juniors . En janvier 2010, Total crée une joint-venture (JV) avec Chesapeake Energy afin de développer des sites aux Etats-Unis. En mai, le Britannique BG Group renforce sa présence via la création d’une JV avec son partenaire Exco Resources.

La sécurité des approvisionnements, un des fils conducteurs de la politique étrangère chinoise, amène les pétrogaziers à s’intéresser à cette technologie pour le développement de sites nationaux. CNPC et PetroChina, sa filiale, ont ainsi noué des partenariats sur le long terme avec Shell afin de produire du gaz schisteux en Chine. En avril 2010, Sinopec et BP s’allient dans des projets de développement dans le Sichuan. Dans ces cas, les majors occidentales fournissent les technologies tandis que les entreprises chinoises détiennent les réserves à valoriser, ainsi que l’argent nécessaire aux investissements.

Par conséquent, les gaz schisteux sont vus comme une opportunité de développement pour des compagnies confrontées aux problèmes de nationalisme pétrolier et de raréfaction de la ressource. Plus globalement, les difficultés géologiques et géopolitiques inhérentes à l’exploration pétro-gazière renforcent la primauté donnée aux ressources non conventionnelles.

Les conséquences géopolitiques d’une rupture technologique.

Soucieux de leur indépendance énergétique, les Etats-Unis voient donc cette rupture technologique de manière positive. La production augmente et les prix du gaz sont fortement à la baisse depuis un an. Néanmoins, les conséquences géopolitiques du fracking sont encore troubles. Les programmes de liquéfaction de gaz, lancés ces dernières années aux Etats-Unis et au Canada, sont désuets pour certains. Les grands producteurs gaziers (Russie, Algérie, Qatar, Iran et pays d’Asie centrale) pourraient être fragilisés, la baisse des rentrées financières ayant des conséquences politiques internes et externes importantes. A l’inverse, les pays consommateurs pourraient contrebalancer leur dépendance au gaz par une production domestique.

Cette rupture technologique ouvre un nouveau chapitre dans la politique énergétique des pays européens. La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Pologne possèdent des réserves probables de gaz non conventionnel, du fait de leurs spécificités géologiques. Exploitées, une nouvelle donne émergerait concernant les relations énergétiques intra-européennes mais aussi extérieures. L’Europe ne serait certes pas indépendante énergétiquement et il serait faux de croire qu’elle n’aurait plus besoin du gaz russe. Toutefois, cette évolution technologique permettrait sans doute à l’Europe d’avoir une relation moins crispée avec Moscou… ou que la crispation change de camp. Ce qui serait également source de tensions.

La question de la rentabilité économique des grands projets (Nord Stream, Nabucco, South Stream ou Shtokman) est aussi posée. Certes, des buts politiques sous-jacents existent mais si la rentabilité économique est fortement détériorée du fait de la production de gaz schisteux, quel est l’intérêt de les poursuivre ?

Concernant le projet Nabucco, dont l’objectif est d’acheminer le gaz d’Asie centrale en Europe sans passer par la Russie (via un gazoduc traversant la Turquie et l’Europe de l’Est), sa pertinence économique actuelle déjà décriée risque de l’être encore plus. Sauf si l’objectif politique prédomine : non plus réduire la dépendance à l’égard du gaz russe, que permettrait la production européenne de gaz schisteux, mais un ancrage à terme de l’Iran et l’Irak à une zone de stabilité politique et de prospérité économique qu’est l’Europe.

La problématique environnementale inhérente aux énergies fossiles

L’exploitation des gaz schisteux n’est pas sans poser des problèmes environnementaux conséquents, à l’image de la production d’autres ressources non conventionnelles (pétrole lourd du Venezuela, sables bitumineux de l’Alberta canadien, etc.). D’un côté, la technologie permet de favoriser l’utilisation de gaz, énergie moins émettrice de CO2 que le charbon. De l’autre, le fracking engendre une utilisation d’eau et d’énergie qui peut annuler les effets positifs de l’utilisation du gaz. Sans compter qu’une pollution des nappes phréatiques est toujours possible.

Le législateur américain est de plus en plus conscient du problème, occulté durant des années par l’Administration Bush. En effet, en 2005, le vice-président, Dick Cheney, avait spécifiquement fait exempter le fracking des techniques régulées par l’ Environmental Protection Agency , prétextant la faible teneur des additifs dans le fluide total. Or, aujourd’hui, diverses études tendent à montrer que les résidus issus de l’exploitation des gaz schisteux sont chargés de sulfates et de benzène, rejetés tels quels dans le milieu naturel.

Ainsi, les gaz schisteux symbolisent le clivage récurrent entre nécessité énergétique, enjeux de sécurité nationale et considérations environnementales, induisant des décisions politiques fortes afin de faire émerger des solutions acceptables pour tous les acteurs.