ANALYSES

La nouvelle diplomatie allemande. De la chute du mur au nouveau départ

Tribune
9 novembre 2009
Les fragments du mur conservés et transformés en lieux de mémoires jouent-ils un rôle ?

Ces fragments de mur jouent un rôle d’objet à regarder, moins pour les Allemands que pour les étrangers. Chose étonnante, les touristes étrangers sont bien plus nombreux à parcourir ces lieux que les Allemands – comme si ces derniers considéraient que le mur constituait certes un élément important de leur Histoire mais étaient passés à autre chose. Les historiens utilisent la notion de « nouveau départ ». Le mur constitue une période importante, comme 1871 marque la première unification allemande. Cette thématique du nouveau départ développée par les historiens est très importante.

Et où en est l’intégration des Allemands de l’ex-Allemagne de l’est ?

Cette intégration a progressé, notamment d’un point de vue économique et social. Mais les chiffres marquent la persistance de la différence. Le taux de pauvreté reste bien plus élevé à l’Est qu’à l’Ouest, tout comme le taux de chômage qui atteint 13% à l’Est et 7% à l’Ouest. Encore faut il, dans le cas de la pauvreté, relativiser car la situation diffère selon le mode de calcul retenu (50 ou 60 % du salaire médian ?) et les salaires allemands demeurent assez élevés malgré tout. Il reste des clivages très forts, le principal étant de nature psychologique et politique. A l’Est, il reste encore difficile de s’identifier totalement au système politique, économique et social de l’Ouest (qui a été étendu à l’Est). Le taux d’adhésion à ce que l’on appelle « l’économie sociale de marché » est plus élevé à l’Ouest qu’à l’Est. Il en va de même sur le plan politique : les principaux partis politiques – CDU (2) d’Angela Merkel et SPD (3) – enregistrent de meilleurs scores à l’Ouest qu’à l’Est. L’Est reste marqué par le poids spécifique de la gauche radicales (die Linke (4)).

Ces différences constituent elles un laboratoire pour les pays de l’ancien bloc de l’Est qui viennent d’intégrer l’Union européenne ?

Le choc psychologique est moindre dans les autres pays. En Allemagne, deux systèmes étaient en confrontation au sein d’un seul pays. En outre, l’Allemagne de l’Ouest appartenait à l’élite des pays industrialisés. La confrontation fut bien plus forte que dans les autres pays d’Europe centrale et le choc psychologique est aujourd’hui plus rude. Ainsi, la République tchèque progresse moins vite que l’Allemagne sur le plan économique, mais l’évolution psychologique est plus facile.

Qu’en est-il de la chute du mur de Berlin vue de France ? La déclassification annoncée des archives diplomatiques de 1989 apportera t’elle quelques nouveautés ?

Je pense que nous aurons sans doute un nouveau regard sur l’attitude de la France. Je suis sassez étonné de voir perdurer aujourd’hui encore en Allemagne – y compris chez des historiens – l’idée d’un rôle totalement négatif de la France. La France aurait cherché à freiner l’unification. Les documents, qui ont déjà commencé à circuler chez les historiens, montrent que le rôle de la France est plus ambivalent. L’interrogation et l’inquiétude concernent une première période jusqu’à janvier-février 1990. Puis la France, qui ne veut pas rester isolée avec la Grande Bretagne de Madame Thatcher, change son fusil d’épaule et se rend à l’évidence qu’elle ne peut aller contre une logique que Mikhaïl Gorbatchev a lui-même finalement acceptée. En Allemagne perdure trop l’impression que la France n’aurait pas été du bon côté en 1989. Je pense que les archives montreront que la situation était plus complexe. Dans un premier temps, François Mitterrand a pu laisser penser aux Allemands que la France hésitait. Puis la France a « pris le train de l’unification ». Les Allemands sont restés sur leur première impression. Les Allemands n’ont pas compris le voyage de François Mitterrand en RDA en décembre 1989. La diplomatie française a mal communiqué. Il en est resté des traces.

Où en est aujourd’hui la relation franco-allemande ?

La relation franco-allemande a connu deux étapes. L’élection de Nicolas Sarkozy a l’Elysée a suscité une attente très forte. D’une part les Allemands ont pensé que le départ de Jacques Chirac marquait une fin de cycle. Ils attendaient un renouveau du personnel politique. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se connaissant de la période où ils présidaient leurs partis respectifs, les relations franco-allemandes s’annonçaient prometteuses. A la différence de Ségolène Royal à l’époque, Nicolas Sarkozy ne souhaitait pas organiser de referendum sur le traité constitutionnel. Le sujet revêtait une importance particulière pour les Allemands qui ne souhaitaient pas que les Français organisent de referendum sur le nouveau traité. A cette phase d’attente positive à l’encontre de Nicolas Sarkozy a suivi une véritable phase de déception. Il est vrai que le caractère du nouveau président a quelque peu surpris. Sa tendance à tout ramener à lui n’a pas tellement plu – en période de présidence allemande de l’Union européenne d’autant moins. Au dernier trimestre 2007, la presse allemande s’est montrée plus dure que jamais à l’égard d’une France stigmatisée pour son arrogance. L’année 2008 s’est mieux déroulée car la crise financière a permis un rapprochement. En dépit d’un démarrage difficile (Angela Merkel craignant que la France demande des financements européens pour aider les banques), la France et l’Allemagne se sont ralliées au thème de la régulation. La chancelière et le président de la République ont rédigé des lettres communes, et leur double initiative fut très précieuse pour préparer le G20 de Londres en avril 2009. La crise économique a donc favorisé un redémarrage des relations franco-allemandes. Il convient cependant de suivre cette relation de près car en dépit d’un rapprochement réel, il reste des dossiers chauds susceptibles de créer de sérieux problèmes. Les solutions envisagées en matière de sortie de crise montrent de réelles divergences : la France annonce un emprunt tandis que l’Allemagne réaffirme l’équilibre budgétaire au titre de ses priorités. La renégociation du budget européen constitue un deuxième point de délicatesse. L’Allemagne considère en effet qu’avec 43 % du budget, la politique agricole commune pèse trop dans le budget européen. Un troisième sujet de friction provient de la politique méditerranéenne. L’Union pour la Méditerranée reste encore très mal vécue par les Allemands qui continuent de la considérer comme une initiative bureaucratique mal ficelée. L’UPM dispose d’un secrétariat à Barcelone mais les Allemands ne sont pas d’un grand soutien et se montrent très critiques. Les diplomates allemands estiment qu’il s’agit d’une astuce inventée par la France pour retrouver un peu de puissance. Et ils n’ont pas oublié que la première initiative écartait l’Allemagne du projet.

Que reste t-’il de ce mur sur la scène internationale ?

Avec l’arrivée d’une nouvelle génération au pouvoir, l’empreinte du mur s’est estompée, notamment aux Etats-Unis. Nous ne sommes plus dans un antagonisme Est-Ouest bien qu’avec le couple Poutine-Medvedev à la tête de la Russie, il perdure encore un peu. Dans l’esprit de certains habitants de l’ex-Allemagne de l’Est, très minoritaires, l’idée perdure que la situation était meilleurs avant la chute du mur (pas de chômage, pas de SDF dans les rues, etc.). Une certaine forme de révisionnisme peut se développer avec l’idée que la liberté sans travail et sans aisance a peu de sens.

Pensez-vous que la bonne connaissance du voisin russe, par exemple de la part d’Angela Merkel, facilite bon nombre de négociations Europe-Russie ?

Le passé de Madame Merkel constitue un énorme bonus dans la relation à la Russie et à l’Europe centrale, en premier lieu car elle parle russe et discute avec Poutine sans traduction. Voilà un atout très important. Angela Merkel a tissé des relations très fortes avec tout l’espace post-soviétique, différentes et moins conservatrices que celles de ses prédécesseurs parce qu’elle les connaît. Cela ne signifie pas qu’elle soit sous le joug russe : elle se montre même assez critique, ce qui ne l’empêche pas de développer une politique subtile. Elle connaît les structures de pouvoir, les services secrets, le rôle du KGB, etc. Tout cela la rend plus à l’aise. Dans la nouvelle relation que l’Allemagne a tissée avec la Russie, Angela Merkel recourt à un langage plus franc que son prédécesseur sur les droits de l’Hommes, tout en ayant bien conscience que les intérêts de l’Allemagne ne peuvent se passer de la Russie – les banques allemandes sont les premières à investir en Russie. La chancelière allemande occupe une position équilibrée avec la Russie et elle est très appréciée en Europe centrale où les dirigeants estiment qu’elle les connaît et joue un peu le rôle de porte-parole. Dès sa prise de fonctions comme chancelier en 2005, Angela Merkel a prononcé cette phrase très forte : « nous avons un deuxième grand voisin qui est la Pologne. » Cette expression, sans doute gênante pour la France qui se sent banalisée, montre bien qu’Angela Merkel entend normaliser les relations avec la Pologne. Le travail de réconciliation accompli avec la France n’a jamais véritablement eu lieu avec la Pologne. La moindre petite crise ou le moindre article virulent dans la presse de l’un des deux pays déclenche immédiatement d’incroyables polémiques. Le vocabulaire peut être très violent à l’égard de l’Allemagne. La chancelière allemande le sait et se montre très prudente alors que son prédécesseur avait tendance à considérer que tous les pays n’appartenaient pas à la même catégorie. Elle est en passe de réhabiliter l’Europe centrale et bien au-delà puisqu’elle s’intéresse à l’empire post-soviétique. Sa politique de voisinage le montre bien : l’Allemagne est aujourd’hui très en avance sur les sujets concernant l’Asie centrale, les anciens pays du bloc soviétique. La diplomatie allemande est très active en Azerbaïdjan et dans le Caucase.

Quelles sont justement les priorités diplomatiques de l’Allemagne aujourd’hui ?

Actuellement, l’Allemagne évolue vers un statut de grande puissance qu’elle assume. Depuis 1945, le concept de puissance était tabou et il a fallu un changement de génération pour que le rapport à la puissance change. Sur ce plan, la continuité Schröder-Merkel est évidente, en dépit d’un côté plus martial chez Schröder. L’année 1998 marque un tournant décisif pour comprendre l’Allemagne actuelle. Cette année là, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, voit l’accession à la fonction de chancelier d’un homme politique allemand qui n’a pas connu la guerre. Gerhard Schröder est né en 1944, Angela Merkel en 1954 si bien qu’aucun des deux n’a vécu la guerre. Voilà une rupture avec la génération antérieure des chanceliers qui considéraient que la guerre posait certaines réserves, et nécessitait une « diplomatie de la retenue. » Le premier signe de changement surgit en 1999, lorsque l’Allemagne décide de participer à l’action militaire contre la Serbie dans le cadre de l’OTAN. Madame Merkel a totalement assumé l’héritage de Gerhard Schröder et se trouve également en rupture avec la génération antérieure. Cette nouvelle génération, surnommée la « génération post-kohlienne » ne craint pas le concept de puissance.
Que signifie cette évolution ? La nouvelle génération d’historiens analyse très bien ce rapport à la puissance et estime librement que l’Allemagne constitue la nouvelle grande puissance en Europe. L’Allemagne s’est dotée de nouvelles priorités diplomatiques et elle entend dépasser le cadre régional. Elle considère que l’Europe est importante mais n’est pas suffisante comme cadre à l’action internationale de Berlin. On la voit négocier sur le dossier iranien. Elle mène une vraie réflexion sur la stratégie en Afghanistan – dossier sur lequel les Américains écoutent attentivement les Allemands et pas seulement parce qu’ils constituent le 3e contingent sur le théâtre de conflit. Voici un autre élément important : jamais dans son histoire récente (depuis 1949), l’Allemagne n’a déployé autant de soldats à l’étranger. Ils sont aujourd’hui 7 200 contre 2 700 en 1998 (avant l’arrivée de Gerhard Schröder). Alors que ces soldats allaient grossir les rangs des médecins, infirmiers, etc. ils jouent aujourd’hui un rôle très actif dans les régions importantes du monde. L’Allemagne nourrit une volonté de jouer un rôle global.
Il reste cependant des priorités : la volonté de stabiliser les confins de l’UE (l’Allemagne a toujours considéré de son intérêt de le faire, notamment en Ukraine. Au-delà même des frontières immédiates de l’UE, le Caucase devient une priorité. Et d’ailleurs, Angela Merkel a développé dès 2006 l’initiative Caucase comprenant à la fois des relations culturelles, diplomatique et stratégiques. La politique de sécurité constitue un autre domaine qui intéresse l’Allemagne et dans lequel elle était jusqu’ici moins engagée. On oublie trop souvent que l’Allemagne est le deuxième contributeur au budget de l’OTAN : elle entend désormais non seulement financer, mais participer au débat sur le concept stratégique. Le meilleur exemple de ce glissement vers un renforcement de ses responsabilités est apparu lorsqu’en 2008 l’Allemagne a bloqué au sommet de l’OTAN à Bucarest l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie – souhaitée par les Américains. Par la suite, la France a suivi la position allemande. C’est l’Allemagne de Madame Merkel qui a refusé en premier, estimant entretenir de très bonnes relations avec l’Ukraine mais se montrant soucieuse de ne pas brusquer la Russie. Cela montre bien que dans le concert des nations l’Allemagne joue un rôle de plus en plus important.

Et n’hésite pas à faire entendre sa voix, ce qui est payant, comme on l’a vu vis-à-vis de la Chine en 2008.

L’Allemagne mène une diplomatie spécifique qui refuse de transiger en matière des droits de l’Homme tout en conservant ses intérêts économiques (l’Allemagne est le premier investisseur européen en Chine). Angela Merkel a réussi à trouver un bon équilibre. La meilleure traduction de cette nouvelle notion de puissance se traduit dans l’activisme allemand pour obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies. La première fois qu’un dirigeant politique allemand a évoqué le sujet remonte à 1993, par la voix du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Klaus Kinkel. Immédiatement Helmut Kohl a jugé le sujet déplacé, l’Allemagne ne pouvant pas encore prétendre, selon lui, jouer un rôle de grande puissance. Le chancelier avait alors mis très vite un terme à cette revendication car il avait senti que le sujet pouvait être source de conflit avec d’autres pays comme la France. La nouvelle génération au pouvoir transcende les clivages traditionnels et revendique un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Madame Merkel l’a récemment répété. Cette accession se fera un jour, car les arguments manquent pour justifier un tel refus. Il ne s’agit que d’une question de temps et l’arrivée de Barack Obama rendra le contexte plus favorable (les relations entre l’Allemagne et George W. Bush s’étaient tendues avec l’opposition de l’Allemagne à la guerre en Irak.)

Existe t’il une nouvelle vision de l’Allemagne vis-à-vis du Sud ?

L’Allemagne redéfinit ses priorités géographiques. Jusqu’à l’unification, et même durant les années qui l’ont immédiatement suivie, elle s’intéressait surtout à l’Europe. L’Allemagne réinvestit une partie de l’Afrique et on l’a vue récemment se glisse sur l’échiquier du Proche Orient . C’est chose nouvelle car du fait de la proximité avec Israël et à cause du passé, l’Allemagne considérait jusqu’à présent qu’elle devait se cantonner aux seconds rôles dans cette région du monde. En 2001, le chancelier Schröder a fait un grand voyage au Proche Orient. En 2002, son ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer a également fait un voyage et servi d’intermédiaire pour tenter de construire un projet de paix dans la région. Depuis, le sujet n’a plus quitté l’Allemagne. Dès janvier 2006 – quelques semaines après son élection – Madame Merkel est retournée à la fois dans les Territoires palestiniens et en Israël. Pour la première fois en 2008, furent organisées des consultations bi-gouvernementales entre l’Allemagne et Israël permettant aux ministres de se rencontrer une fois en Israël et une fois en Allemagne.


(1) Auteur de L’Allemagne du XXIe siècle, une nouvelle nation?, Armand Colin, Paris, 2009.
(2) CDU, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne fut fondée en 1945. Depuis les élections législatives de 2005, la présidente de la CDU Angela Merkel, dirigeait le Gouvernement fédéral en coalition avec le Parti social-démocrate (SPD). Les élections du 27 septembre 2009 à la suite desquelles Angela Merkel a été reconduite ont ouvert la voie à une coalition CDU/CSU et libéraux.
(3) SPD, le Parti social-démocrate d’Allemagne, est le plus vieux parti d’Allemagne.
(4) Die Linke (La Gauche) est né de la fusion en juin 2007, du Parti du socialisme démocratique (PDS) et de l’Alternative électorale travail et justice sociale (WASG). Ce parti perce à l’Ouest, notamment en Sarre.