ANALYSES

Le vide et le plein, ou : « Questions de l’empereur des T’ang au général Li Wei-kong »

Tribune
17 juin 2009
Sans grande surprise, l’empereur et son général s’accordent pour attribuer au vénérable Sun-tzu, qui vécut quelques treize siècles avant eux, la suprématie absolue dans cette science (p. 509) : « J’ai lu bien des ouvrages de stratégie : aucun ne sort du cadre défini par le Sun-tzu, et, des treize articles du Sun-tzu lui-même, aucun ne va plus loin que celui qui traite du vide et du plein (2). »

Effectivement, la principale question que se posent les deux interlocuteurs porte sur le bon usage des concepts de « régulier » et d’ « irrégulier » dans l’art militaire. Notons tout de suite que cette question est au coeur même de nombreuses réflexions stratégiques contemporaines, où elles prennent la forme d’interrogations sur la place et les mérites respectifs de la guerre asymétrique par rapport à la guerre conventionnelle, par exemple (3). A T’ai-tsong, qui l’interroge sur le rôle de ces couples d’antinomiques complémentaires que sont : droite/gauche, male/femelle ou rond/carré, dans lesquels s’exprime les figures de la stratégie chinoise classique, Li répond (pp. 523-524) : « … droite et gauche, soir et matin, varient en fonction du moment et se retrouvent subsumés dans les transformations du régulier et de l’irrégulier l’un dans l’autre. La droite et la gauche sont le yin et le yang de l’homme ; le matin et le soir, le yin et le yang du ciel ; le régulier et l’irrégulier, les transformations réciproques du yin et du yang humains et célestes. »

Li livre là à la fois la conceptualisation que nous qualifierions de philosophique, avec ce rapport fondamental établi entre les figures de la stratégie et les catégories classiques de compréhension du monde, et à la fois la clé opératoire pour les chefs militaires (p. 488) : « Le capitaine qui ne sait transformer un mouvement régulier en manœuvre irrégulière et vice-versa ne remportera jamais la victoire ». Li ne cache pas qu’il s’agit là d’un stade ultime de l’art du stratège, que peu maîtrisent, en notant, à propos de ses généraux (p. 509) : « comment pourraient-ils concevoir la vacuité du plein et la plénitude du vide ? », ou encore, citant Sun-tzu (4), (p. 489) : « [l’opération régulière et l’irrégulière] se produisent l’une l’autre pour former un anneau qui n’a ni fin ni commencement. Qui pourrait donc en faire le tour ? »

A cet exercice, l’empereur T’ai-tsong semble être passé maître. Il tire au profit de Li une conclusion venant de sa propre pratique (p. 510) : « [J’agis de sorte que] l’ennemi se trouve toujours en position de vide stratégique et moi en situation de plein stratégique. »
C’est un lieu commun que de noter la modernité extraordinaire de ces réflexions fixées dans l’antiquité chinoise. Sous bien des aspects, nous ne sommes pas sortis de ces interrogations sur « la vacuité du plein et la plénitude du vide », tellement étrangère à notre pensée au mieux cartésienne (dans les cas exceptionnels s’élevant au matriciel, voire au tensoriel), mais le plus souvent tout simplement linéaire : fondamentalement linéaire, notre conception des opérations ; linéaire encore, notre conception de l’innovation et du développement ; linéaire toujours, notre pratique des programmes d’armement.

A vrai dire, on voit bien ici ou là pointer la tentation de sortir du linéaire : on découvre que les opérations militaires deviennent phasées avec recouvrement, ce qui est déjà une façon rudimentaire de sortir du linéaire strict ; on découvre qu’elles donnent lieu à une certaine réversibilité, avec passages impromptus du registre de la basse intensité à celui de la haute intensité (ce qui reste quand même linéaire, quoique traduisant clairement l’irruption potentielle d’autres dimensions) ; dans le domaine des programmes, on voit apparaître les notions de développement « en spirale (5) » ou « incrémental (6) ». Mais on constate aussi combien ces notions peinent à s’imposer, tant elles contrarient nos dispositions spontanées.

L’actualité stratégique nous offre pourtant un magnifique exemple de la dualité vide/plein avec le débat en cours sur la défense anti-missiles : alors que plus personne ne semble outre mesure s’inquiéter des arsenaux nucléaires techniquement offensifs des puissances nucléaires (vacuité du plein), les Russes se disent menacés par le système techniquement défensif (plénitude du vide) que les Américains projettent d’installer en Europe. Nous sommes là en plein dans la réversibilité que vante Li. Les généraux russes et américains seront-il plus habiles à manier le yin et le yang que ne l’étaient les généraux de l’empereur T’sai-tsong ?

Quelle motivation aurions-nous pour tenter de passer d’une approche à l’autre, du linéaire au vide/plein, ou au moins de nous approprier aussi l’autre approche, sans forcément renoncer à la nôtre ? S’agit-il seulement de céder à une mode intellectuelle, une nouvelle tentation de l’occident ? Ce ne serait pas suffisant comme motif. C’est bien suivre plus la recommandation de Sun-tzu lui-même : « Qui connaît son adversaire et se connaît soi-même ne sera jamais vaincu en cent combats. »

Avec les questions de l’empereur des T’ang, nous sommes à la pointe de la réflexion stratégique amorcée par le général Desportes dans « La guerre probable » (7) : notre adversaire réputé asymétrique, qui aura peut-être davantage médité Sun-Tzu que Clausewitz, ne nous laissera probablement pas nous installer benoîtement dans une conception linéaire de l’affrontement, cette ligne fût-elle celle de l’irrégularité. Il jouera du vide et du plein, du yin et du yang comme dit le général Li, pour nous faire agir et dévoiler notre dispositif structurel. Dans les « Questions », T’ai-tsong décrit ainsi ce processus (p. 509) : « [il faut pousser l’ennemi] à l’action pour découvrir les principes de ses mouvements, le forcer à dévoiler son dispositif afin de déterminer si la position est avantageuse ou non, et le provoquer afin de repérer ses points forts et ses points faibles ». Lui-même s’en gardera bien : comme dit le général Li citant le chapitre VI de Sun-tzu (p. 490) : « Je lui (= à l’adversaire) donne le change sur mon dispositif sans jamais trahir ma forme. » Ne croirait-on pas lire ici le programme stratégique d’Al-Qaeda, du World Trade Center aux montagnes d’Afghanistan et du Pakistan ?


(1) « Les sept traités de la guerre », traduit du chinois et commenté par Jean Lévi aux éditions Hachette Littératures – sept. 2008.
(2) Il s’agit du chapitre VI du Sun-tzu.
(3) Cf. notre note de lecture sur « La guerre probable – penser autrement » du général Vincent Desportes.
(4) Il s’agit du chapitre V du Sun-tzu.
(5) En faveur aux Etats-Unis, notamment pour la défense anti-missiles.
(6) Ou : « par étapes », concept récemment promu par le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale, mais apparemment non repris explicitement par le projet de Loi de programmation militaire.
(7) Cf. note 3.