ANALYSES

Équateur, enseignements d’une militarisation en démocratie

Tribune
15 octobre 2021


La Cour constitutionnelle équatorienne a validé le 6 octobre 2021 l’intervention des forces armées dans les prisons. Cette décision met fin à la frontière entre sécurité intérieure, du ressort des polices, et protection de la souveraineté nationale, relevant des armées. Loin d’être exceptionnelle, cette décision confirme un glissement constaté dans la plupart des démocraties latino-américaines.

Une vendetta sanglante a opposé dans un centre pénitentiaire proche de Guayaquil, le 28 septembre dernier, des reclus appartenant à des bandes antagonistes. Cet affrontement s’est soldé par la mort de 119 détenus : il s’agit du bilan le plus élevé dans les prisons d’Amérique latine. Les polices ayant été débordées par l’intensité du drame, le gouvernement a été contraint d’appeler l’armée. La décision a été prise le 29 septembre par un décret présidentiel, lui-même validé ultérieurement par la Cour constitutionnelle.

L’urgence a d’évidence imposé cet ultime recours, hétérodoxe par principe en démocratie, et rappelé les fâcheux souvenirs des régimes militaires qu’a connus l’Équateur, comme bien d’autres pays de la région à la fin du XXe  siècle. Mais, les autorités de Quito avaient-elles le choix ? De toute évidence non. En dépit de signaux qui, depuis plusieurs mois, annonçaient l’éventualité d’une telle crise, le budget des prisons, comme celui de la police, n’avaient pas été abondés. Une ligne de 38,8 millions de dollars inscrite en 2019 n’a pas été respectée : seuls 3,5 millions ont été effectivement utilisés, avec comme conséquence la perpétuation de la surpopulation carcérale. Selon des chiffres officiels, il y aurait en 2021 38 000 détenus pour une capacité de 28 500. Par ailleurs, il y aurait un déficit reconnu de 70% de personnel de gardiens de prison. Au pied du mur, l’exécutif a appelé l’armée, ultime instrument lui permettant de reprendre en mains une situation devenue incontrôlable.

Ce dilemme, d’autres gouvernements d’Amérique latine l’ont affronté. À chaque fois, ils y ont répondu par une intervention militarisée. Qu’il s’agisse d’émeutes carcérales, de manifestations sociales, voire de sécurité publique, les polices n’ont pas été en mesure ces dernières années de rétablir le calme en situation de crise. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’elles apparaissent de moins en moins capables d’assumer leur mission principale, à savoir de garantir la paix intérieure.

Faute de moyens suffisants, les forces « de l’ordre » de manière générale sont mal équipées et formées. Elles sont perméables, ce qui explique sans doute la corruption. Les États fédérés, comme le Brésil et le Mexique, sont particulièrement affectés. Policiers, gardiens de prison, pompiers de Rio de Janeiro, complètent leurs fins de mois en participant à des groupes d’extorsion, connus sous le nom de milices. Au Mexique, les polices locales sont souvent au service de « cartels » de trafiquants.

Dans un tel contexte, les polices ont souvent été déconnectées par la puissance publique du maintien de l’ordre. Soit, de façon exceptionnelle pour faire face à des situations de crise sociale comme les émeutes carcérales. La mobilisation de l’armée équatorienne en septembre 2021 par l’autorité élue n’est en effet pas un cas isolé. Le chef d’État du Honduras, le 20 juin 2019, a appelé l’armée pour briser un mouvement de protestation politique et social. Le président chilien a sollicité et obtenu le 20 janvier 2020 l’aval du Sénat pour avoir l’autorisation de déployer les militaires « en cas de grave altération de l’ordre public ».  D’autres gouvernements ont acté cette évolution, et ont pérennisé l’exception. Le Brésil a depuis le 1er janvier 2019 coopté des officiers pour prendre la responsabilité de postes ministériels et administratifs. La gestion de la pandémie du coronavirus a élargi cette pratique. Au Mexique, depuis le 1er décembre 2006, les armées ont progressivement pris la place de la police pour affronter les défis du narcotrafic. La création d’une garde nationale, placée sous l’autorité opérationnelle du Secrétariat à la défense nationale (Sedena) le 26 mars 2019 a élargi le champ des attributions militaires. Depuis, les forces armées ont étendu leurs compétences aux ports et aux douanes sur décision présidentielle du 17 juillet 2020.

Jusqu’où peut-aller cette militarisation en démocratie ? Le poids du passé agit encore comme un garde-fou. Le souvenir des dictateurs ayant brutalisé leurs populations, du Guatemala au Chili, est toujours cuisant. Mais cette dérive militarisée, universellement partagée, ne risque-t-elle pas de déborder les interdits ? Beaucoup en Équateur incriminent la crise économique et financière de ces dernières années et l’austérité liée à l’aide accordée par le FMI. La pandémie de Covid-19 est venue aggraver cet état des lieux. Les inégalités sociales jamais affrontées dégradent un peu plus les équilibres éthiques et sociaux et la stabilité. Porteuses de crises graves, elles acculent les pouvoirs à rompre les interdits démocratiques en recourant aux forces armées.
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