ANALYSES

Vers une montée en puissance structurelle de la marine japonaise ?

Tribune
24 avril 2020
Par le Capitaine de corvette Cécile Cornier, auditrice de la 27e promotion de l’École de Guerre.


La crise actuelle nous rappelle à quel point le monde est devenu interdépendant. Or aujourd’hui, la globalisation est intrinsèquement liée à la maritimisation. Conscient de ces enjeux, le Japon renforce avec pragmatisme ses capacités navales, pour notamment faire face à la Chine, particulièrement agressive en matière de politique régionale[1].

Ce développement s’inscrit dans un cadre juridique contraignant, issu de la Seconde Guerre mondiale[2], qui favorise le pacifisme. Aussi, si le Japon est maître de son autodéfense, un droit garanti par la Charte des Nations unies de 1945, il a renoncé à son droit de guerre et a confié sa défense aux États-Unis, par le traité de sécurité de San Francisco, en 1951. La volonté de contribuer davantage à la sécurité régionale, voire internationale, sous la pression américaine a cependant conduit à l’élargissement des domaines d’intervention des Forces japonaises d’autodéfense, et donc de ceux de la force maritime d’autodéfense japonaise (JMSDF). En 2013, le Japon a ainsi publié une première stratégie de sécurité nationale et levé, en 2014, l’interdiction sur les exportations d’armes qu’il s’était imposée en 1967, tout en adoptant le concept d’autodéfense collective. Aujourd’hui, certaines voix s’élèvent pour y inclure la défense des lignes de communication.

Une marine à vocation défensive, en évolution

La marine japonaise est avant tout dimensionnée pour défendre son territoire contre les principales menaces en Asie. Considérée comme la quatrième marine au monde pour son tonnage, elle s’est ainsi prioritairement attachée à développer d’importantes capacités anti-sous-marines. Cependant, la multiplication de l’arsenal militaire chinois, et, en particulier, l’expansion de sa flotte et l’installation de systèmes de déni d’accès inquiètent le Japon, qui redoute d’être isolé en cas de conflit. Dès lors, Tokyo cherche à améliorer progressivement ses autres capacités navales tout en réduisant ses défis structurels, notamment en termes opérationnels et de recrutement.[3]

Une montée en gamme de ses équipements[4]

Excepté dans le domaine de l’intervention, la flotte de surface japonaise présente un modèle complet. Elle comprend ainsi une quarantaine de navires de combat, une douzaine de bâtiments de souveraineté, une composante de guerre, des mines et des capacités océanographique et polaire. En 2018, Tokyo a annoncé sa volonté de modifier ses deux récents porte-hélicoptères de classe Izumo de 19 500 t (16 500 t pour l’équivalent français), afin de leur permettre d’accueillir des F-35B à décollage vertical. Bien qu’elle s’en défende, l’accroissement des capacités offensives traduit un changement de paradigme de la défense japonaise.

Sa flotte sous-marine est, quant à elle, considérée comme l’une des meilleures au monde[5]. Elle est composée d’une vingtaine de sous-marins d’attaque récents d’environ 4000 t des classes Oyashio et Sōryū. En mars dernier, une rupture technologique est en outre marquée par l’admission au service actif du premier sous-marin de la classe Sōryū équipé de batteries lithium-ion, qui doublent son autonomie. Enfin, l’aéronavale, constituée d’environ 300 aéronefs – dont 92 patrouilleurs maritimes et une cent-cinquantaine d’hélicoptères de tous types – a pour mission principale la lutte anti-sous-marine et la guerre des mines.

Le développement de son expérience opérationnelle

Le Japon cherche de plus à enrichir son expérience opérationnelle. Depuis 1998, le pays participe ainsi à des exercices conjoints avec la septième flotte américaine dans le Pacifique et il n’hésite pas à saisir d’autres opportunités, en particulier avec la Russie. Par ailleurs, le Japon a effectué en océan Indien un soutien logistique hors du cadre de l’Organisation des Nations unies, entre 2001 et 2007, et a participé à l’Opération Enduring Freedom entre 2008 et 2010. Si ces dernières opérations ont été fortement contraintes par sa Constitution et sa législation, Tokyo a su trouver le chemin d’un régime plus dérogatoire pour lutter contre la piraterie en océan Indien et sécuriser ainsi ses approvisionnements. En 2011, le Japon s’est, en ce sens, doté d’une base à Djibouti.

Un isolement militaire au niveau régional

Si la marine japonaise est redevenue une flotte de première importance, la puissance navale chinoise et le contexte régional délicat, remettent en perspective son potentiel, d’autant que son alliance avec les États-Unis, toujours cruciale, ne lui apporte plus la sérénité attendue.[6]

Tokyo entretient, d’une part, avec Pékin – qui possède la seconde marine au monde – une relation concurrentielle, entachée de défiance et de rancœurs. Les méfaits commis par l’armée japonaise en Chine lors de la Seconde Guerre mondiale ont en effet laissé des traces indélébiles dans les consciences. En outre, la Chine et Taïwan revendiquent les îles Senkaku, administrées par Tokyo depuis la fin du XIXe siècle et dont les eaux poissonneuses et les possibles ressources en hydrocarbures font l’objet de convoitises. Récemment, la crise avec la Corée du Nord, soutenue par Pékin, a envenimé encore davantage la situation, car Tokyo est de plus en plus préoccupée par les programmes nucléaires et balistiques de Pyongyang pour des raisons légitimes de sécurité nationale.

Paradoxalement, le Japon est aussi en tension avec la Corée du Sud, pourtant alliée des Américains. Le révisionnisme de Tokyo sur les exactions commises par l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, et sa contestation de la souveraineté sud-coréenne sur les Rochers Liancourt attisent les frictions. Avec la Russie, les échanges se sont renforcés ces dernières années, tandis que le président Poutine souhaite parvenir à un accord au sujet du contentieux territorial relatif aux îles Kouriles russes. Néanmoins, il reste peu probable qu’un compromis puisse être trouvé dans les années à venir en raison des crispations qu’il génère au sein même des populations. En outre, Moscou, en froid avec Washington, joue sa propre partition dans la zone et ne pourrait constituer un partenaire fiable dans le domaine de la défense.

Le Japon évolue donc dans un contexte géopolitique délicat, dont la complexité est renforcée par les interdépendances économiques. Menacée par une Corée du Nord imprévisible et des velléités chinoises croissantes, Tokyo est en outre assez isolée, d’autant que la Russie ne peut constituer un partenaire militaire crédible. Le Japon se devra donc de continuer d’investir dans sa marine pour garantir ses intérêts stratégiques tout en cherchant à renforcer son partenariat avec les États-Unis et à poursuivre sa politique de coopérations avec l’Australie pour contrer son isolement.

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[1] La Chine mène par exemple une stratégie du fait accompli en mer de Chine orientale, profitant de sa suprématie régionale et de la désunion entre les pays de cette zone.

[2] En particulier l’adoption de principes non nucléaires et la limitation du budget de la défense à 1 % du PIB.

[3] La marine japonaise peine de plus en plus à recruter dans un pays vieillissant et encore très ancré dans le pacifisme.

[4] « Flotte de combat 2019 », Stéphane Gallois et Alexandre Sheldon-Duplaix, 2019, Éditions Maritimes et d’outre mer (version numérique)

[5] « La flotte sous-marine japonaise bien placée dans la bataille de mer de Chine et du Pacifique », tribune d’Édouard Pflimlin publiée sur le site de l’IRIS le 26 novembre 2019.

[6] Les priorités des deux pays divergent aujourd’hui, car le Japon est principalement intéressé par des questions régionales tandis que les États-Unis se préoccupent de problématiques plus globales.

 
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