ANALYSES

L’OMC, invitée surprise de la guerre commerciale

Tribune
4 octobre 2019


La décision annoncée hier par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est, dans le contexte actuel, assez hallucinante (et le mot est ici pesé) et totalement incompréhensible. En pleine guerre commerciale à l’initiative des Etats-Unis – guerre commerciale qui remet en cause directement l’ordre multilatéral tel que construit par le GATT, puis l’OMC depuis 1947 –, l’OMC donne quasiment un blanc-seing aux Etats-Unis pour qu’ils la poursuivent cette fois avec l’Union européenne après avoir, depuis 18 mois, progressivement imposé des taxes à toutes les importations chinoises. Nulle surprise que le président des Etats-Unis, qui n’attendait que cela, parte très vite à l’offensive. Reste à savoir comment les Européens réagiront… 

C’est l’ORD, l’Organe de règlement des différends, qui instruit ce dossier depuis 2004 et le dépôt de la plainte par les Etats-Unis. L’ORD constituait l’une des principales innovations de l’OMC lors de sa création par rapport au GATT, l’accord général sur le commerce et les services signé en 1947 et prédécesseur de l’OMC. L’ORD constitue un lieu où se règlent les différends, litiges ou conflits commerciaux entre les pays de manière neutre et indépendante avant qu’ils ne dégénèrent en guerre commerciale. Ni l’OMC ni l’ORD n’ont un pouvoir de sanction et les experts instructeurs de l’ORD ne peuvent qu’émettre un avis sur les dossiers, donnant alors la possibilité au pays lésé d’imposer des sanctions et/ou des rétorsions. Et cela a très souvent bien fonctionné. On peut ainsi rappeler la plainte déposée par le Brésil en 2005 contre les subventions accordées par les Etats-Unis à son industrie cotonnière et pour laquelle, en 2009, l’ORD l’autorisa à prendre des sanctions commerciales envers la première puissance mondiale. Un accord avait finalement était signé entre les parties prenantes en 2010 prévoyant une normalisation progressive de la situation et le versement par les Etats-Unis de 300 millions de dollars à l’Institut brésilien du coton afin d’atténuer les pertes enregistrées par les producteurs brésiliens. 

Depuis 1995 et sa création, ce sont plus de 600 demandes de consultations (plaintes) qui ont été déposées par des pays de tailles et de poids économiques très différents, l’un des principes clés de l’OMC étant l’égalité de ses membres. C’est ainsi qu’en 2004, le Bangladesh demandait un avis à l’ORD à propos de mesures antidumping imposées par l’Inde à propos d’importation de batteries depuis le Bangladesh, qu’en 2009 le Guatemala déposait une plainte contre la Chine ou encore, en 2013, Antigua et Barbuda contre les Etats-Unis… Et c’est bien cela qui gêne les Etats-Unis très souvent mis en cause dans le cadre de l’ORD (170 plaintes déposées contre ce pays depuis 1995, l’Union européenne se retrouvant sur la même période mise en cause dans 94 dossiers). Lors de la conférence annuelle de l’OMC à Buenos Aires en décembre 2017, le représentant au commerce américain avait même annoncé que son pays allait refuser la nomination de nouveaux experts à l’ORD, bloquant de fait sa capacité à instruire les dossiers déposés. Et pourtant, c’est aujourd’hui l’ORD qui permet aux Etats-Unis d’imposer des sanctions commerciales à l’Europe, Washington annonçant que dès le 18 octobre, ils taxeraient un certain nombre d’importations européennes (10% sur les avions civils, 25% sur le vin ou le fromage, etc.) pour un montant de 7,5 milliards de $. 

Le contentieux entre les compagnies Boeing et Airbus à l’origine de toute cette affaire est très ancien. La création d’Airbus par les Européens visait, à la fin des années 1960, à casser la situation de monopole dans laquelle se trouvait Boeing sur le marché des avions civils gros porteurs. Jusqu’au début des années 1990, Boeing a continué à dominer ce marché et c’est avec les lancements successifs de l’A330 et de l’A340 qu’à partir du milieu des années 1990, les parts de marché d’Airbus commenceront à s’accroître. En 2003, pour la première fois, Airbus livre davantage d’appareils que Boeing poussant les Etats-Unis à déposer une plainte à l’ORD en 2004.  

Un premier contentieux (l’ORD n’existait pas à cette époque) avait déjà opposé Boeing et Airbus au début des années 1990 et conduit à un accord bilatéral entre les Etats-Unis et l’UE en 1992 sur les subventions distribuées par chacun à son avionneur. Cet accord prévoyait que les prêts remboursables accordés par les gouvernements européens à Airbus serait limités à 33% des frais de recherche et développement et que l’industrie américaine ne pourrait bénéficier d’aides de la NASA et du Pentagone que pour un montant de 3% de son chiffre d’affaires. C’est le respect de cet accord par les Européens que dénonçaient les Etats-Unis dans la plainte déposée le 6 octobre 2004. Pour les eux, les pays européens auraient accordé depuis 30 ans plus de 200 milliards de subventions à l’avionneur européen. Les Européens, quant à eux, estiment que dans le cas américain, ce sont plus de 300 milliards qui ont été distribués et sous forme d’aides non remboursables, contrairement à la pratique européenne. 

L’avis émis par l’ORD ce mardi a donc donné raison aux Etats-Unis. Rien de surprenant ici puisque ce pays était le plaignant et que la réalité du soutien est incontestable dans l’absolu. Sauf que le moment est très mal choisi par l’OMC pour exprimer un avis aussi tranché dans un dossier qui date de plus de 15 ans, alors même que les Etats-Unis ne comptaient même pas sur ce soutien pour relancer leur guerre commerciale avec l’Union européenne. Et ce, alors que ce dossier constitue l’un des plus compliqué qu’ait eu à gérer l’OMC. C’est probablement aussi, l’un des plus sensibles, non seulement parce qu’il oppose les Etats-Unis et l’Union européenne, puissances commerciales clés et membres fondateurs de l’OMC, mais aussi parce qu’il concerne le sujet stratégique des aides d’Etat et des politiques industrielles pour lesquelles le dogmatisme très (trop) libéral de l’OMC est souvent décrié dans un contexte où un pays comme la Chine a connu l’essor fulgurant que l’on connait, grâce au soutien massif qu’elle a accordé à ses entreprises. 

Par cette décision, l’OMC cherche probablement à restaurer son image auprès d’une administration américaine qui menaçait récemment de la quitter. Elle manque toutefois de pragmatisme politique dans le contexte oubliant que sa priorité devrait être d’abord le soutien du multilatéralisme et que, sur ce sujet, d’autres dossiers (relance des discussions par exemple sur le respect de la propriété intellectuelles dans les échanges internationaux ou même des négociations sur les investissements malgré les échecs passés) auraient pu rassurer les Etats-Unis sans risquer de la placer, malgré elle, en position d’invitée surprise de la guerre commerciale américaine… 
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