ANALYSES

La société Lafarge mise en examen : dans quelle mesure l’entreprise est-elle un acteur (géo)politique ?

Interview
2 juillet 2018
Le point de vue de Sylvie Matelly


La décision est historique. Jeudi dernier, la société Lafarge a été mise en examen, accusée d’avoir financé des groupes terroristes en Syrie afin de préserver ses activités. Dans un monde dans lequel les entreprises sont devenues des acteurs géopolitiques à part entière, une responsabilité sociétale de leur part est de plus en plus demandée. Dès lors, les entreprises ont-elles un rôle politique ? Le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS.   

L’entreprise Lafarge est poursuivie pour « complicité de crimes contre l’humanité » suite aux accusations de financement de l’État islamique pour maintenir ses activités en Syrie. Cette mise en examen est-elle un pas significatif face à l’impunité des multinationales opérant dans des zones de guerres ?

On ne peut pas vraiment dire que les entreprises peuvent agir en toute impunité, ça n’a jamais été le cas (rappelons les nationalisations d’entreprises en France après la 2e guerre mondiale) et c’est de moins en moins le cas. On ne compte plus les entreprises poursuivies pour des faits de corruption, violation d’embargos, de sanctions ou tout autre fait relevant de la responsabilité sociale de l’entreprise. Pour autant, c’est effectivement la première fois qu’une entreprise est poursuivie pour « complicité de crimes contre l’humanité ». C’est peut-être même la première fois qu’une personne morale est poursuivie pour de tels faits qui concernent plutôt des individus, dictateurs et autres tortionnaires. Le symbole est par conséquent très fort même si on ne peut en rien préjuger de la culpabilité qui sera appréciée en son temps par le juge. Cette affaire va porter un lourd préjudice quelle qu’en soit l’issue à cette entreprise, c’est un fait, mais surtout, elle crée un précédent. Nombre d’entreprises travaillent dans des zones de guerre ou vendent des équipements et des produits dans de telles zones, elles peuvent être exposées à un moment ou un autre.

Le fait de poursuivre une entreprise, personne morale engage la responsabilité de ses dirigeants. Ce sont eux qui seront condamnés à verser des dommages et intérêts ou à d’éventuelles peines d’emprisonnement si l’entreprise venait à être reconnue coupable de tels actes. C’est donc une affaire extrêmement sérieuse pour ces dirigeants. Dans ce contexte, l’enquête permettra peut-être d’éclaircir les réelles motivations de l’entreprise dans cette affaire, s’il s’est agi de protéger les salariés, les juges pourraient être indulgents. Ils le seront moins s’il se révèle que les intérêts étaient plus financiers (on évoque les perspectives de fusion avec l’entreprise Holcin et les enjeux liés dans ce cadre à la valorisation de l’entreprise Lafarge…).

Face aux différents défis que sont l’insécurité politique, les changements climatiques et les questions éthiques, comment les entreprises peuvent-elles intégrer et assumer un rôle politique à travers la responsabilité sociétale des entreprises ?

Depuis plusieurs années, il y a une montée en puissance d’un certain nombre de sujets qui ne concernent pas directement le « business » et les profits, mais dont la société civile considère qu’ils relèvent malgré tout de la responsabilité des entreprises. Typiquement, la lutte contre la corruption, qui a démarré dans les années 1970 aux États-Unis, puis s’est intensifiée dans le monde depuis, en est un exemple. Le périmètre de la responsabilité des entreprises ne cesse de s’étendre avec l’idée que ces dernières ne peuvent plus juste accumuler des profits et faire des affaires, mais prendre en charge toutes les externalités négatives que leurs activités génèrent. Dans ce contexte, il n’y a plus de limites, si ce ne sont les règles en vigueur qui au-delà de la mise en cause des entreprises peuvent en partie les protéger… On voit bien toutefois que ce cadre légal et règlementaire évolue très vite engageant de plus en plus la responsabilité des entreprises, parfois en lieu et place des États. C’est une bonne et une mauvaise chose à la fois. La responsabilisation des entreprises est nécessaire et est une voie de résolution d’un certain nombre de défis ou problèmes. Les entreprises qui font ce travail d’engagement responsable s’en trouvent même, pour des raisons très diverses, souvent renforcée, ce qui est une bonne chose…

Toutefois, cette responsabilisation peut aussi constituer un risque dans le sens où face à de telles incertitudes, une entreprise peut renoncer à faire des affaires dans tel ou tel pays. On perçoit aujourd’hui clairement ce risque en Iran avec le départ de nombreuses entreprises européennes suite au retrait américain du JCPOA, avec le risque en retour de déstabilisation de toute la région. Une autre difficulté pour les entreprises résulte de la nature rapidement évolutive de cette responsabilité. La responsabilité sociétale ne concernait au départ que la manière dont l’entreprise gérait ses ressources humaines (conditions de travail décentes, interdiction du travail des enfants, etc.). Nous sommes entrés ces dernières années dans une nouvelle dimension. Les entreprises et leurs dirigeants sont peu préparés à cela, voire même encore largement inconscients de cet état de fait. Les écoles de commerce et les MBA enseignent peu cela, sauf à se spécialiser sur ces questions, mais en général, c’est pour devenir responsable éthique ou conformité, pas PDG. Or, le risque d’irresponsabilité devient de plus en plus fort et menace la réputation, les financements de l’entreprise, ses dirigeants, mais aussi la firme dans son ensemble et sa pérennité. Une entreprise comme LafargeHolcim, aujourd’hui leader dans son secteur, a dû fermer son siège en France pour cela, et l’affaire n’en est qu’à ses débuts. Dans cette période de transition où la notion de responsabilité monte en puissance, et où la réglementation a un temps de retard au niveau national et quasiment inexistante au niveau international, l’absence de règles écrites est une difficulté supplémentaire pour les entreprises. L’entreprise agit dans un environnement mou et complexe.

De quelle manière les entreprises sont-elles désormais devenues des acteurs géopolitiques à part entière ? Les entreprises sont-elles dans leur rôle en devenant le bras armé des États, comme la firme russe Gazprom opérant en Europe centrale ?

Les entreprises ont toujours été des acteurs géopolitiques, surtout les plus grandes et/ou les plus stratégiques (armements, pétrole, etc.). C’est assez commun que de constater que les entreprises américaines ont toujours été l’un des instruments de la puissance des États-Unis et que l’émergence de la Chine se matérialise aussi par l’émergence de grandes multinationales chinoises.

Au-delà de cela, certaines entreprises ont un rôle géopolitique plus direct, c’est le cas des industries de défense, des pétroliers et autres énergéticiens. On peut citer Gazprom pour la Russie par exemple, mais aussi Coca-Cola présent partout dans le monde et participant de la diffusion des valeurs américaines. L’entreprise peut donc être un instrument de hard comme de soft power. Dans un monde globalisé où la concurrence entre des entreprises de nationalité différentes est rude, l’issue de cette concurrence est également politique et géopolitique.

Dans le cas de l’entreprise Lafarge et des poursuites dont elle fait l’objet, la situation est assez différente de cela. Cette entreprise est accusée d’avoir financé des terroristes dans un pays en guerre. Cela n’a rien à voir avec l’activité « normale » d’une entreprise, quel que soit son secteur d’activité. Le choix de poursuivre une activité dans une zone de guerre au péril de la vie des salariés y travaillant ne relève pas d’une dimension « géopolitique » ou autre, mais bien de la responsabilité sociale de cette entreprise, purement et simplement suite à une mauvaise appréciation, à la sous-estimation d’une situation géopolitique à un moment donné…
Sur la même thématique
Une diplomatie française déboussolée ?