ANALYSES

Fusion des Bourses Londres / Francfort : un nouveau géant dans le monde de la finance qui contourne le Brexit ?

Interview
11 juillet 2016
Le point de vue de Rémi Bourgeot
Le principe d’une fusion entre les Bourses de Londres et de Francfort semble en voie d’être adopté par les actionnaires de LSE et de la Deutsche Börse. Quelles sont les motivations d’une telle fusion ? Dans quelle mesure va-t-elle impacter le monde de la finance ?

Le secteur financier connaît une très forte tendance à la centralisation et à la standardisation. La règlementation elle-même incite à la concentration et au rapprochement des places financières. Désormais, un ensemble conséquent d’activités, qui auparavant échappaient à l’évaluation des Bourses et des chambres de compensation, rentre progressivement dans ce périmètre de façon à accroître l’illusion de liquidité et de stabilité sur les marchés, inondés par les banques centrales.

La fusion des Bourses de Londres et Francfort est accompagnée d’une logique financière et commerciale assez claire. Il s’agit, de ce point de vue, de réduire les coûts de fonctionnement à hauteur de 30% selon les estimations et de supprimer plus de 1000 emplois, en particulier de back-office, une fois la fusion effectuée. L’objectif est d’augmenter la compétitivité de cette nouvelle bourse européenne sur un marché mondial concurrentiel, Londres essayant notamment d’assurer son statut de principale place de trading en yuan hors Asie.

Une logique géographique et politique apparait également. Londres est la principale place de trading de l’Union européenne et, d’une certaine façon, de la zone euro en raison du poids des échanges de produits dérivés libellés en euro. Cela embarrasse les institutions européennes et en particulier la Banque centrale européenne (BCE) qui avait essayé, au cours des dernières années, de rapatrier en zone euro les activités financières et les services de compensation encadrant ces contrats. Cependant, la justice européenne avait donné raison au Royaume-Uni sur cette question, en vertu des règles du marché unique à l’échelle de l’Union européenne (UE) et non seulement de la zone euro.

Au-delà même du contexte du Brexit, Londres a donc clairement intérêt à créer un lien plus étroit avec les places boursières continentales, notamment la place de Francfort pour contrer ces attaques qui ne peuvent qu’aller crescendo dans le contexte actuel. La possibilité pour le secteur financier britannique d’accéder au marché unique, enjeu crucial dans les négociations sur le Brexit, encourage cette dynamique.

Du côté allemand, de nombreuses oppositions se sont fait entendre contre la fusion. Cependant, le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, a adopté une approche relativement favorable à la fusion des Bourses britannique et allemande. De façon générale, l’Allemagne a tout à fait intérêt à conserver le Royaume-Uni dans le marché unique de façon à préserver ses importants débouchés commerciaux.

Réciproquement, il est crucial pour le Royaume-Uni, qui souffre déjà d’un très large déficit commercial (avec un solde de la balance courante à presque -6% en 2015), de pouvoir vendre ses produits financiers dans toute l’UE. La nécessité d’attirer des capitaux est la contrepartie financière de son déficit commercial, auquel la bulle immobilière est intimement liée, si bien que nous avons avec les tensions actuelles tous les ingrédients traditionnels d’une crise monétaire. La dépréciation de la livre sterling n’est pas un problème en soi. Elle permet même dans une certaine mesure de restaurer la compétitivité de l’industrie britannique après une longue période de surévaluation. Le problème réside dans la dynamique de reflux des capitaux et d’assèchement financier qu’elle nourrit, précipitant le dégonflement des bulles d’une façon chaotique.

A cet égard, tout changement effectif par rapport à la situation actuelle de participation au marché unique, sur le plan du commerce et des marchés de capitaux, entraînerait une véritable déflagration financière du fait de la dépendance britannique aux revenus financiers et aux flux d’investissements étrangers. L’agitation actuelle des marchés financiers apparaitrait a posteriori comme un simple prélude si c’était le cas, ce à quoi aucun pays européen n’a intérêt, quelles que soient les visées concurrentielles des uns et des autres.

Que révèle la décision d’opter pour un double siège, partagé entre Londres et Francfort ? Cette fusion va-t-elle marginaliser la Bourse de Paris et Euronext ?

La question du double siège est née des difficultés liées au Brexit. Le plan initialement soumis aux actionnaires consistait à privilégier le siège londonien tout en permettant au patron de la Deutsche Börse de prendre la tête du conglomérat. Mais le Brexit a changé la donne en faisant craindre aux Allemands que la principale place boursière européenne ait son siège en dehors de l’Union européenne. C’est cet aspect qui occupe particulièrement les esprits puisque, lors des négociations, Amsterdam a aussi été évoqué pour accueillir le siège du nouveau géant boursier européen.

La volonté d’aboutir à un plan satisfaisant pour les deux parties transparait dans la démarche des Anglais qui ambitionnent de rester arrimés, du point de vue financier et commercial, à l’Union européenne et de continuer à profiter de leur statut de grand centre financier européen. Au-delà de l’aspect simplement commercial, leur stabilité macro-financière est en jeu du fait du déséquilibre de leur modèle économique et des effets secondaires de la bulle immobilière. Du côté allemand, si le gouvernement, et notamment Wolfgang Schäuble, s’est montré plutôt bienveillant vis-à-vis de cette fusion, témoignant ainsi d’un intérêt soutenu pour le projet, une partie du monde politique, en particulier au niveau local, s’y est vivement opposée.

Des voix divergentes se sont également fait entendre en France, un pays qui a affirmé son opposition à la fusion et sa volonté de faire bénéficier la place de Paris du Brexit. Les Allemands eux, privilégient une approche différente. Francfort n’étant pas vraiment une alternative crédible à Londres, même si Londres ne faisait plus partie du marché unique, les autorités politiques allemandes favorisent une association entre les Bourses de Londres et de Francfort.

Le Brexit a-t-il été déterminant dans cette fusion, sachant que la Commission européenne l’aurait sans doute rejetée au motif d’un « abus de position dominante » ? Est-ce également une réponse face aux conséquences économiques du Brexit ?

Le projet d’une union entre Francfort et Londres est antérieur à la décision du peuple britannique de quitter l’Union européenne. Les négociations ont eu lieu pendant la campagne sur le Brexit, à un moment où les observateurs estimaient que le remain l’emporterait largement. Il y avait donc déjà un fort intérêt stratégique à lier les deux Bourses, notamment car la place financière de Londres était menacée par son statut en dehors de la zone euro. Cette considération avait alors bien davantage motivé le projet d’une fusion que la perspective du Brexit. De plus, sur le plan limité du droit de la concurrence, le cas est techniquement ambigu comme LSE et Deutsche Börse ont tendance à être spécialisés sur des segments différents.

Mais surtout, on voit la Commission européenne de plus en plus menacée et dépossédée de ses prérogatives. Jean-Claude Juncker, qui ne jouit pas d’une grande aura dans les capitales européennes et dont on évoque à Berlin l’éventuel « limogeage », ne peut pas se permettre de se manifester si les intérêts allemands sont clairement en jeu. Il s’agirait au final d’un accord à la fois financier et éminemment politique, au sens interétatique, et qui en dira long sur les perspectives de négociations sur la place du Royaume-Uni dans le marché unique. Derrière les grandes déclarations médiatiques, les négociations sur les modalités du Brexit ont en fait bel et bien commencé, d’une façon tout à fait « terre-à-terre » et sous la menace d’une crise financière non seulement au Royaume-Uni mais aussi au sein de la zone euro.
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