ANALYSES

Réforme du secteur de la sécurité en Afrique subsaharienne

Tribune
7 novembre 2018
Par Patrick Ferras, directeur de l’Observatoire de la Corne de l’Afrique, enseignant à IRIS Sup’, et Jessica Ekon, diplômée d’IRIS Sup’ en Défense, sécurité et gestion de crise


Usage disproportionné de la force, populations civiles malmenées, irruptions répétées dans la vie politique en vue de confisquer le pouvoir, corruption endémique, contribuent à faire des forces de sécurité et de défense africaines des facteurs d’insécurité et d’instabilité. Partant du postulat que la sécurité est une des conditions majeures pour favoriser le développement, la réforme du secteur de la sécurité (RSS) a pour ambition de corriger ces dysfonctionnements afin de rendre les systèmes de sécurité en capacité d’assurer leurs missions régaliennes, c’est-à-dire la souveraineté des États et la protection des populations.

Si plusieurs RSS ont été mises en œuvre en Afrique subsaharienne depuis une vingtaine d’années, les résultats obtenus ne semblent pas à la hauteur des efforts engagés. Leurs échecs ou difficultés actuelles sont principalement liés au fait qu’elles nécessitent une réforme complète des systèmes de sécurité (intérieur et défense), des services de renseignement et de la justice tout en s’inscrivant dans une politique budgétaire et un contrôle transparents. Les RSS ne peuvent donner des résultats que si les principes de bonne gouvernance sont acceptés par tous.

Si les processus mis en œuvre en Guinée Bissau, en République centrafricaine, en Somalie, et au Mali semblent les moins avancés, l’Afrique du Sud, le Burundi, la Côte d’Ivoire, l’Éthiopie, la Sierra Leone, et le Liberia ont enregistré des progrès importants.

 

Des réformes du secteur de la sécurité au ralenti

 Au Mali où la RSS intervient dans un contexte marqué par une conflictualité importante, les efforts initiaux des bailleurs internationaux se sont massivement orientés vers la formation et l’équipement[1]. Parmi les défis identifiés dans l’avancée du processus figure le rare soutien direct aux organismes en charge de la coordination des processus de RSS[2] (Bagayoko, 2018, p.2). L’aide est principalement adressée aux ministères régissant le secteur de la sécurité.

En ce qui concerne la Guinée Bissau, l’incertitude politique ambiante continue de ralentir la progression de la réforme, notamment en matière de rajeunissement des forces armées et d’efficacité du contrôle effectué par les civils[3]. De manière générale, l’absence de collaboration entre les pouvoirs exécutif et législatif nuit au dispositif de sécurité nationale et à l’élaboration de principes directeurs concernant le contrôle exercé par les autorités civiles et les mécanismes de responsabilisation destinés à l’armée et aux forces de l’ordre[4].

 En République centrafricaine où 70 % du territoire échappe au contrôle de l’État, la prolifération des armes légères et de petits calibres représente une source d’insécurité à la fois locale et régionale[5]. L’insuffisance de ressources financières publiques constitue un second obstacle à la reconstruction de l’État centrafricain. Enfin, l’un des enjeux majeurs de la RSS est la construction d’une armée qui n’a jamais existé grâce à l’introduction d’un mode de recrutement transparent et représentatif des différentes composantes de la société[6].

 La Somalie connait pour sa part un effondrement de son secteur de sécurité depuis la destitution du président Barré en 1991[7]. Face à un contexte sécuritaire dégradé, la RSS se concentre sur le volet opérationnel axé sur la formation des forces de sécurité et de défense et la fourniture d’équipements. La réforme conduite au niveau des acteurs gouvernementaux exclut de facto les acteurs de la société civile, ce qui entrave toute perspective d’appropriation locale du processus. La sécurité assurée par les mécanismes de résolutions de conflits informels tels que tribunaux traditionnels et religieux inspire davantage confiance aux Somaliens que les tribunaux publics formels[8].

Si plusieurs RSS ont été mises en œuvre en Afrique subsaharienne, rares sont les RSS pensées, mises en œuvre, et financées par les pays réformés. Les quatre exemples cités supra démontrent que les situations sécuritaires dégradées ne permettent pas de dépasser le volet opérationnel des réformes pour se concentrer sur l’aspect gouvernance.  Or, le volet opérationnel ne peut en aucun cas se substituer à la mise en œuvre de mesures politiques destinées à s’attaquer aux racines de l’insécurité. Ces RSS ne sont donc pas mises en œuvre dans des conditions favorables. Les approches en matière de RSS ont tendance à davantage prendre en compte les acteurs formels du secteur de la sécurité. Or en Afrique, l’État n’est pas le seul acteur de la vie politique et sociale. Les chefs traditionnels, l’appartenance ethnique et les mécanismes de résolution informels jouent un rôle important. La gouvernance se caractérise par l’imbrication d’acteurs formels et informels[9].  Les absences de ressources financières propres et d’une connaissance approfondie du secteur informel ne favorisent pas l’appropriation africaine des réformes en cours[10].

 

Des espoirs de sorties de crises

En Côte d’Ivoire, la stratégie nationale de la RSS comporte 108 réformes de priorités différentes avec un calendrier[11]. Elles sont réparties en six volets qui sont la sécurité nationale, la reconstruction post-crise, l’État de droit et des relations internationales, le contrôle démocratique, la gouvernance économique et la dimension humaine et sociale. La loi portant sur l’organisation des forces armées[12] donne un cadre gouvernemental solide, mais les dernières manifestations de militaires ont montré que le processus reste fragile et s’étalera sur le temps long.

Pour le Burundi, l’approche intégrée et inclusive du processus prenant en compte la défense, la sécurité publique, le renseignement et la gouvernance et des relations avec le secteur judiciaire a été saluée. La force de défense nationale a en outre fait l’objet d’une intensive professionnalisation technique[13]. L’expérience du maintien de la paix acquise par l’armée burundaise dans un environnement hostile en Somalie s’est avérée être une opportunité pour mettre en pratique les enseignements reçus dans des conditions opérationnelles extrêmes[14]. L’armée burundaise est passée d’une armée tournée vers l’intérieur à une armée tournée vers l’extérieur jouant un rôle de premier plan dans les opérations de maintien de la paix[15].

Dans le cas du Liberia, la RSS est la pierre angulaire de l’accord signé à Accra en 2003.  L’ambition inédite de cette réforme consistait à la dissolution et à la reconstruction de forces armées professionnalisées, apolitiques, soumises au contrôle civil[16]. La restructuration des forces armées du Liberia qui relevait de la responsabilité des autorités américaines a pris fin en 2016 avec la formation de près de 2 000 soldats[17]. La situation sécuritaire est demeurée stable au Liberia depuis que la Mission des Nations Unies (MINUL) a terminé la rétrocession de la mission de sécurité aux autorités libériennes le 30 juin 2016[18]. Le 4 octobre 2016, la Commission nationale sur les armes de petits calibres a répertorié 95 % des armes aux mains des agents des services de sécurité[19].  Les membres de la société civile ont regretté les délais dans l’adoption de textes de lois destinés à renforcer la tutelle civile sur les services de sécurité et la coordination des actions de ces services[20].

En ce qui concerne l’Éthiopie, le rôle de son armée est clairement défini dans la Constitution de 1995. L’ambition était de construire une armée vouée à la démocratie et au développement[21]. La composition de l’armée éthiopienne s’est peu à peu équilibrée au profit d’une meilleure représentation de la diversité ethnique. À travers ses multiples engagements dans les opérations de maintien de la paix[22], l’armée éthiopienne contribue à la stabilisation de la Corne de l’Afrique et du continent africain et plus largement à la sauvegarde de la paix et de la sécurité mondiale.

Le succès de la RSS mise en œuvre en Sierra Leone trouve son origine dans le programme de Démobilisation – Désarmement et Réintégration (DDR). La clef de cette transformation sécuritaire globale réside dans le leadership assuré par les autorités sierra-léonaises. L’intégration de la RSS dans le cadre stratégique de lutte contre la pauvreté a positionné la sécurité sur le développement à un niveau sans précédent en Sierra Leone[23].

En Afrique du Sud, la transformation du secteur de sécurité post-apartheid a été consolidée à travers plusieurs mesures dont le contrôle parlementaire multipartite des services de sécurité. La constitution adoptée en 1996 a défini le rôle des forces de sécurité.[24] Les services secrets ont été intégrés dans le cadre de la réforme.

Les cinq réformes du secteur de la sécurité les plus abouties sont animées par une réelle volonté politique de transformation de leurs systèmes sécuritaires et caractérisées par un niveau élevé d’appropriation locale au niveau de la définition, de la mise en œuvre et du financement de la RSS.  Certaines nations telles que l’Afrique du Sud et l’Éthiopie ont ainsi opéré une véritable transformation de leur secteur de sécurité menée de l’intérieur. Le processus s’est avéré inclusif associant à la fois membres de la société civile et acteurs gouvernementaux. Des stratégies et des doctrines militaires ont été rédigées par les États à l’issue de leur appréciation de leur environnement. Ces réformes se sont inscrites dans une perspective visant à subordonner l’outil militaire au pouvoir civil. Elles ont permis d’amorcer une réelle transformation de la gouvernance étatique transcendant le secteur de la sécurité. Ces projets de transformation du secteur de sécurité s’inscrivent en outre dans une dynamique continue intégrant les programmes de DDR. Néanmoins, ces réformes restent très sensibles à l’évolution géopolitique des États comme nous le montre le Burundi, la Côte d’Ivoire…

Malgré des avancées, tous ces processus de réforme du secteur de la sécurité restent fragiles. Ils ne s’appuient que sur une volonté réelle de s’approprier les RSS. Les forces de défense et de sécurité intérieure, principalement, évoluent au même rythme que l’État, de sa bonne gouvernance et sur le temps long. Un retour en arrière est toujours, malheureusement, possible. Les RSS continuent de poser la question de la structure idéale que devraient avoir les secteurs de sécurité en Afrique subsaharienne.

 

___________________________________

 

[1] Niagalé Bagayoko, Le processus de réforme du secteur de la sécurité au Mali, UQAM, 2018, p.17.

[2] Ibid, p.2

[3] Rapport du Secrétaire général sur l’évolution de la situation en Guinée-Bissau et les activités du Bureau intégré des Nations Unies pour la consolidation de la paix en Guinée-Bissau daté du 9 février 2018, page 10.

[4] Rapport du Secrétaire général sur l’évolution de la situation en Guinée-Bissau et les activités du Bureau intégré des Nations Unies pour la consolidation de la paix en Guinée-Bissau daté du 9 février 2018, page 10.

[5] Marta Martinelli et Emmanuel Klimis, La réforme du secteur de la sécurité en République centrafricaine, GRIP,2009.

[6] Entretien avec un responsable de la Minusca septembre 2018.

[7] SSR in Somalia, The International Peace Support Training Centre, Kenya, 2013, p. 11.

[8] SSR in Somalia, The International Peace Support Training Centre, Kenya, 2013, p. 19.

[9] Niagalé Bagayoko-Penone et al., « Hybridité et gouvernance de la sécurité en Afrique. Entretien », Afrique contemporaine 2016/4 (N° 260), p. 96. DOI 10.3917/afco.260.0093.

[10] Niagalé Bagayoko-Penone et al., op. cit., p. 93-109.

[11] Ibid. p. 11.

[12] Ibid., p. 8.

[13] Nina Wilén, Gérard Birantamije et David Ambrosetti (2017), The Burundian army’s trajectory to professionalization and depoliticization, and back again, Journal of Eastern African Studies, p. 7.

[14] Ibid. p. 8.

[15] Ibid, p. 8.

[16] Eliane Fontaine, Stabilité fragile au Libéria : Perspectives nationale et sous-régionale pour une consolidation de la paix, 2010, p. 2.

[17] Ibid, p.3.

[18] Rapport spécial du Secrétaire Général sur la MINUL daté du 15 novembre 2016 p. 6.

[19] Ibid., p. 7.

[20] Ibid., p. 7.

[21] Patrick Ferras, Les forces nationales de défense éthiopiennes : une armée opérationnelle, dans La corne de l’Afrique : évolutions politiques et sécuritaires, tome I, Observatoire de la Corne de l’Afrique, 2015, p. 3.

[22] L’Éthiopie est le premier contributeur des forces de maintien de la paix des Nations unies avec 8 325 soldats déployés

[23] « RSS : L’expérience de la Sierra Léone, un modèle à suivre en Afrique de l’Ouest et au-delà », ONUWAS, août 2017.

[24] Sandy Africa, The transformation of the South African security sector Lessons and challenges, DCAF Policy paper n° 33, 2011, p. 22.
Sur la même thématique