ANALYSES

13e édition du Forum social mondial au Brésil : quel bilan ?

Interview
22 mars 2018
Le point de vue de Christophe Ventura


Du 13 au 17 mars s’est tenue la 13e édition du Forum social mondial (FSM) à Salvador de Bahia, au Brésil. Cet événement a regroupé de nombreux mouvements sociaux et organisations brésiliens et internationaux, venus débattre et travailler ensemble sur des thématiques clés telles que la lutte contre le racisme, l’affirmation des droits de la femme ou la préservation de l’environnement. Ce forum favorise le développement d’un « autre monde possible », plus solidaire de la planète. Il a cette année été marqué par l’assassinat de la conseillère municipale Marielle Franco, dans un contexte social brésilien davantage alarmant. Pour nous éclairer, le point de vue de Christophe Ventura, chercheur associé à l’IRIS, présent à Salvador.  

Cette 13e édition du FSM a réuni pas moins de 60.000 personnes issues de 120 pays différents. Si la mobilisation semble toujours d’actualité, elle semble moindre par rapport à une époque. Comment mesurez-vous aujourd’hui la portée du FSM et son utilité ? Quid de sa pérennité ?

D’un point de vue numérique, cette édition a été un succès qui se situe dans la tradition des Forums. Ce FSM de Salvador a en effet réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes. Essentiellement des militants de la gauche brésilienne organisée (Parti des travailleurs – formation de Lula -, Parti communiste du Brésil, syndicats et autres organisations – jeunesse par exemple –  proches de ces partis, membres du Parti socialisme et liberté – PSOL -, à gauche du PT), et les étudiants de l’Université fédérale de Salvador qui accueillait l’événement. De ce point de vue, ce FSM fut surtout un Forum brésilien, un concentré de la gauche nationale, plus qu’un Forum réellement mondial. Bien sûr, plusieurs délégations internationales étaient présentes (Allemagne, France, Espagne, Québec, Maroc pour les plus importantes), mais dans des proportions bien plus marginales que par le passé. Les organisations et réseaux internationaux présents le sont désormais à travers des délégations de représentants mandatés (élus, permanents) plutôt qu’à travers des présences militantes larges comme par le passé.  Cela illustre et confirme la baisse d’intensité du mouvement altermondialiste des années 2000, de sa projection dans le FSM, ainsi que la mutation de ses formes d’expression et d’organisation.

En réalité, beaucoup d’hésitations avaient précédé la décision d’organiser cet événement au sein des organisateurs. L’investissement des organisations politiques et syndicales brésiliennes dans ce Forum a été lié au souhait d’organiser un événement politico-social capable de donner une résonnance nationale, et au-delà, au combat politique actuel de Lula, à quelques mois d’une élection présidentielle à laquelle il a de fortes chances de ne pas pouvoir participer, bien qu’il soit en tête de toutes les enquêtes d’opinion.

Sur place, le « black-out » médiatique a été quasiment total.

Il est certain que la formule du FSM a vécu malgré le fait qu’il ne s’agisse plus du même événement qu’au début des années 2000. Désormais, le Forum est une sorte de grande université d’été internationaliste ponctuelle, avec de nombreux débats et plus de 1600 activités organisées, par exemple, lors de cette dernière édition. Il n’est plus un sujet politique central qui pèse en tant que tel dans la vie politique brésilienne, latino-américaine et internationale, comme il n’est plus l’événement central annuel qu’il a pu être pour tous les mouvements sociaux internationaux. Certains sont restés (notamment les ONG et des franges syndicales), certains se sont éloignés du processus (comme le Mouvement des sans-terre au Brésil). Le FSM est progressivement devenu un rendez-vous pour des représentants d’organisations internationales, de syndicats, d’ONG, d’associations, des élus souhaitant travailler ensemble sur des campagnes et thématiques qui les lient, pendant et hors de l’événement. Ce dernier, tel un salon professionnel, leur permet de se rencontrer, de se coordonner, de travailler, de renforcer et élargir leurs réseaux de partenaires. C’est, je dirais, la principale et réelle fonction du FSM aujourd’hui.

Le FSM, tel qu’il a été conçu et pensé à son origine, avait pris une importante place due à un contexte politique latino-américain et international propice. En effet, cet espace est né dans une époque de montée en puissance des mouvements contestataires à l’échelle mondiale, notamment en Europe et en Amérique latine. Sur place, la vague de gauche démarrait, se préparait au sein du FSM qui articulait luttes sociales et politiques. Lula (seulement encore candidat), Evo Morales (syndicaliste), ou encore Rafael Correa (économiste) aiguisaient leurs armes et leur préparation au FSM. Ils étaient une expression et une incarnation de ce moment et de ces luttes.

Cette dynamique portait l’ensemble des acteurs et des participants internationaux. De plus, le début des années 2000 voyait s’organiser un combat intellectuel et idéologique entre les tenants de la « mondialisation heureuse » – FMI, Banque mondiale, médias, etc. – et ceux – au sein du FSM et du mouvement altermondialiste – d’une « autre mondialisation ». Depuis, la crise mondiale de 2008 est passée par là et la configuration des relations internationales est bouleversée. Les conditions ne sont plus les mêmes. Aujourd’hui, plus de « mondialisation heureuse », plutôt un rejet de la mondialisation qui remise également les rêves d’une « autre mondialisation ». Nous sommes entrés dans l’ère de la montée des autoritarismes, à commencer au Brésil, des désintégrations sociales et démocratiques qui se traduisent par des demandes plus fortes de protection. On se projette moins dans un imaginaire d’espoir – dont on ne voit ni ne ressent la possibilité -, que dans le souhait immédiat de ne pas perdre plus que ce qu’on a déjà perdu. De plus, l’Amérique latine traverse désormais une période de forte instabilité politique où les gauches sont malmenées, contestées par une partie des mouvements sociaux (question du modèle de développement), affectées par l’usure du pouvoir et soumises à de nouvelles offensives de déstabilisation politico-juridico-médiatiques de la part de la droite et des oligarchies locales.

Le FSM est une formule qui appartient au monde pré-2008. Il a engendré des réseaux et des coordinations internationalisés qui agissent désormais à des échelles inconnues avant son existence. C’est un acquis, même si leur visibilité est moindre que l’événement qui en a été l’incubateur. Ces acteurs doivent trouver, à partir de l’expérience du FSM, les nouvelles formes de leur expansion et de leur ancrage. Ils doivent construire des « chaînes de valeurs » politiques, sociales et démocratiques transnationales.

Quelles ont été les thématiques clés discutées durant ce forum ?

Sept grands thèmes ont structuré le Forum. Autour d’eux, des centaines de débats variés se sont organisés. Deux principales thématiques ont émergé des discussions : la question des femmes et leurs droits ; la jeunesse, le monde étudiant et sa précarité, avec comme exemple les multiples attaques touchant les universités ou la situation de générations diplômées ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi. Parallèlement, des thématiques plus transversales et classiques ont été discutées, telles que l’environnement, les marchés financiers ou le commerce international.

Quelques ateliers ont été également organisés durant le Forum pour dénoncer les récents accords de libre-échange et leurs conséquences sur le plan des droits humains, ainsi que sur l’environnement et les droits sociaux. Les négociations du MERCOSUR avec l’Union européenne et le Partenariat transpacifique global et progressiste (CPTPP) ont particulièrement été examinées et décryptées, pour alerter la société civile sur les dangers qu’ils comportent. Tous ces accords de libre-échange sont puissamment dénoncés en Amérique latine. Pour les mouvements présents, ils enferment la région dans son modèle de développement actuel, basé sur l’extraction et l’exportation des matières premières et des ressources naturelles. Pauvre en valeur ajoutée, destructeur pour l’environnement et la société, permettant aux multinationales étrangères de venir faire en Amérique latine ce qui leur est interdit chez elles, ce modèle condamne les pays du Sud à la dépendance aux pays du Nord et entrave leur développement.

Marielle Franco, conseillère municipale de Rio de Janeiro, a été abattue en pleine rue la semaine dernière. Dans un climat de tension avec le président Temer, quel a été l’impact de son assassinat au Brésil et sur la tenue du FSM ?

L’assassinat – pour ne pas dire l’exécution –  de la conseillère municipale de Rio, membre du Parti socialisme et liberté (PSOL), un des partis de gauche radicale brésiliens, a créé un choc d’abord au FSM et, en même temps, une commotion dans tout le pays. Depuis le 15 mars, une forte vague d’indignation est apparue dans tout le Brésil, s’illustrant par différents hommages, manifestations et partages sur les réseaux sociaux.

Cette militante est ainsi devenue, en l’espace de quelques jours, une icône qui représente à la fois la dénonciation de la réduction de l’État de droit brésilien, des politiques économiques et sociales du gouvernement, de celles contre les populations noires. Marielle Franco incarne également le rejet sans concession de la gestion militarisée des favelas – plus globalement des quartiers populaires et de la pauvreté –  au nom de la lutte contre le narcotrafic. Elle représente finalement l’incarnation des attaques contre la démocratie au Brésil. Une bataille commence autour de l’image de Marielle Franco et de son héritage entre les mouvements populaires, les médias et le gouvernement. Ces deux derniers utilisent cet événement tragique pour finalement justifier un accroissement de l’intervention militaire dans les quartiers populaires, en particulier à Rio. Exactement contre quoi se battait Marielle Franco.
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