Éditos de Pascal Boniface
16 décembre 2025
« Le droit international est-il mort à Gaza ? » – 4 questions à Jérôme Heurtaux
Politiste, maître de conférences à l’Université Paris-Dauphine, Jérôme Heurtaux répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Le droit international est-il mort à Gaza ?, aux éditions Riveneuve.
Le territoire de Gaza a été interdit d’accès à la presse internationale. Pourtant il y a une multiplicité de témoignages…
Gaza a été interdite d’accès à la presse internationale dès le 7 octobre 2023 et elle l’est toujours. Mais de courageux journalistes palestiniens, parfois formés sur le tas, ont « couvert » l’écrasement de l’enclave sans pouvoir toujours « se couvrir » : plus de 200 d’entre eux ont été tués. Al Jazeera a filmé et diffusé en direct cette tragédie, si bien que les sons, les images et les témoignages n’ont pas manqué. Si l’on ajoute à cela les données factuelles des agences de l’ONU, les enquêtes menées par des dizaines d’ONG palestiniennes (comme Al-Haq), israéliennes (comme B’Tselem) et internationales (comme Amnesty International, Human Rights Watch ou Save the Children) ou les rapports produits par les experts indépendants de l’ONU (la Commission d’enquête dirigée par la magistrate sud-africaine Navanethem Pillay et la Rapporteuse spéciale sur les Territoires palestiniens occupés Francesca Albanese), notre degré d’information et d’expertise a été, dès le début de la guerre, très élevé. Personne ne peut sérieusement affirmer qu’il ou elle a manqué d’informations. Le livre consacre un chapitre à ces enquêtes, qui ont été très largement ignorées voire décrédibilisées en France alors qu’elles apportaient les preuves des crimes qui étaient en train d’être commis. J’insiste : pour être bien informé, il suffisait de le vouloir. Toutes les données étaient disponibles en quelques clics sur internet.
Vous évoquez « une convergence des qualifications de génocide ». Que voulez-vous dire par là ?
Je me suis intéressé à la manière dont ces « acteurs de l’incrimination » s’y sont pris pour identifier des crimes internationaux commis à Gaza et les qualifier. Les preuves de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sont légion. L’ampleur et le caractère répété voire systématique des atteintes aux civils, la mortalité élevée des enfants, l’affamement de la population, la destruction des écoles, des hôpitaux et des lieux de culte ou la déshumanisation des Palestiniens, ont conduit la plupart de ces acteurs à examiner ces faits sous l’angle du crime de génocide, tel que défini dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et dans le Statut de Rome (1998) qui fonde la Cour pénale internationale (CPI). Je montre dans l’ouvrage comment ces experts, en suivant des raisonnements souvent différents, ont abouti au même « verdict » de génocide. Un consensus s’est en effet imposé dans le champ de l’expertise internationale : Israël se serait rendu coupable de trois à quatre des faits matériels constitutifs d’un génocide et pour lesquels l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe des Palestiniens, ne ferait pas de doute. Les rapports comme le contenu des plaintes déposées auprès des juridictions internationales composent une documentation considérable, fondée sur des données statistiques, des descriptions empiriques, des reconstitutions de bombardements, des témoignages par milliers, bref sur des enquêtes dont le sérieux et le professionnalisme sont incontestables. Je me suis rendu compte que le droit international servait de référence commune, que ces acteurs s’en servaient, précisément, comme d’une langue. Ils parlent la même langue et cette langue universelle est précieuse, même quand le droit international est à ce point méprisé et bafoué par les États incriminés et leurs alliés.
Selon vous, la justice israélienne reste inactive vis-à-vis de tous les cas d’actions violentes de colons ou de soldats israéliens contre des civils palestiniens qui lui sont signalés…
Je ne suis pas spécialiste du système judiciaire et de la vie politique d’Israël mais certains événements récents indiquent, je crois, que la priorité, pour les Israéliens, est de révéler et de condamner les responsables des défaillances sécuritaires du 7 octobre 2023 plutôt que de faire retour, politiquement et judiciairement, sur les massacres commis à Gaza depuis lors. Des sondages d’opinion effectués en Israël avant même le 7 octobre montraient le soutien de la majorité de la population à l’éviction des normes morales dans « la lutte contre le terrorisme » et son opposition au respect des règles d’engagement et du droit international. Du côté de l’armée, le Procureur général militaire ouvre parfois des enquêtes, mais son rôle consiste surtout à protéger les soldats de poursuites par des juridictions internationales. La procureure générale militaire en poste lors de la guerre à Gaza, Yifat Tomer-Yerushalmi, a récemment été conduite à la démission après avoir fait fuiter une vidéo de caméra de surveillance montrant un groupe de soldats brutalisant et violant un détenu palestinien dans une base militaire dans le désert du Néguev. Dans le livre, je cite un document officiel israélien justifiant les entorses militaires au droit international. La guerre à Gaza relève aussi du « lawfare », de la guerre juridique.
Comment lutter contre l’impunité ?
Je serais heureux de pouvoir répondre sans hésitation à cette question, mais c’est impossible. D’abord, l’un des idéaux poursuivis par les promoteurs de la justice internationale est, non de lutter en priorité contre l’impunité mais d’empêcher la commission même des crimes. C’est d’ailleurs l’objet de la Convention de 1948 sur le crime de génocide, qui intime aux États d’agir pour prévenir le génocide et c’était l’objectif de l’Afrique du Sud quand elle a déposé plainte contre Israël auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) en décembre 2023 : empêcher la commission du crime ou, au moins, le mettre à l’arrêt. Le rôle des juridictions internationales (la CIJ mais aussi la CPI) est central mais, comme toutes les institutions et cours internationales, elles sont limitées dans leur action par le comportement des États les plus influents. Lutter contre l’impunité, c’est donc d’abord peser sur nos États pour qu’ils respectent et promeuvent le droit international. L’Union européenne devrait affirmer plus fortement son attachement à la CPI actuellement attaquée par les États-Unis. Comme je l’analyse dans l’ouvrage, d’autres initiatives judiciaires sont en cours auprès de juridictions nationales, à l’initiative de réseaux d’avocats et de militants, d’ONG et autres organisations de la société civile, ciblant des soldats binationaux mais aussi des Israéliens. Au nom de leur compétence universelle en effet, les tribunaux, comme en France et en Belgique, peuvent enquêter et poursuivre les auteurs présumés de crimes internationaux, quelle que soit leur nationalité, celle de leurs victimes et le lieu où ils ont été commis. Des dossiers sont constitués, des plaintes rédigées. Des soldats Israéliens en vacances à l’étranger ont risqué une arrestation. Deux d’entre eux ont été entendus par la police belge en juillet dernier, avant d’être relâchés. Des entreprises et des responsables politiques européens font également l’objet de plaintes pour complicité de génocide. Le temps judiciaire n’est pas celui du politique. Pour que ces démarches aboutissent, qu’elles donnent lieu à des enquêtes, à d’éventuels procès et à de possibles condamnations, il faudra beaucoup de temps et beaucoup de détermination. Mais les crimes internationaux sont imprescriptibles. Alors rien n’interdit de penser que la lutte contre l’impunité n’est pas qu’une chimère.