« La Turquie face au dilemme du Caucase. Tchétchénie ou Russie ? » – 4 questions à Ernest Guermouh

5 min. de lecture

Étudiant en master Intégrations et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble, Ernest Guermouh a réalisé plusieurs expériences universitaires et professionnelles dans le Caucase et en Turquie. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage La Turquie face au dilemme du Caucase. Tchétchénie ou Russie ?

Pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), la Turquie s’est affichée comme neutre, mais des courants politiques plaidaient pour un soutien aux Tchétchènes…

La Turquie a toujours affirmé ne pas vouloir interférer dans les affaires intérieures de la Russie. Pourtant, certaines factions de la société turque ont montré un soutien actif aux rebelles tchétchènes lors du premier conflit. La diaspora du Caucase du Nord, présente dans le pays depuis le XIXᵉ siècle, s’est particulièrement distinguée en la matière. Certains sont allés jusqu’à prendre en otage des touristes russes sur un ferry reliant la Turquie à la Russie. Le chef d’état-major turc de l’époque, lui‑même d’origine tchétchène, avait alors qualifié les assaillants de « résistants ».

Les islamistes turcs ont également apporté un appui massif aux indépendantistes tchétchènes, par solidarité religieuse. Ils ont organisé l’envoi d’aide humanitaire, soutenu l’accueil des réfugiés et réclamé une intervention militaire directe de la Turquie, les plus radicaux partant même combattre sur place.

Le courant le plus influent était cependant l’extrême droite panturquiste, qui ambitionnait d’unifier les peuples turciques d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale sous la tutelle d’Ankara. Certains de ses partisans, les « Loups gris », se sont rendus en Tchétchénie pour se battre. L’existence de l’URSS bloquait jusque‑là toute politique d’influence de l’État turc dans la région, mais sa chute a entraîné les indépendances des pays concernés. Le discours panturquiste, jusque-là minoritaire, est soudainement devenu plus audible au sein des élites turques. La Turquie entreprend donc une ambitieuse politique d’influence dans cette région, entrant en rivalité directe avec la Russie qui souhaite toujours dominer son « étranger proche ». La guerre de Tchétchénie devient un instrument de ce bras de fer. Sans aider directement les rebelles, Ankara a laissé les trois courants cités agir librement et a fermé les yeux sur les activités politiques des réfugiés tchétchènes présents sur son sol.

Il y a un rapprochement entre Ankara et Moscou lors de la seconde guerre (1999-2009)…

La Turquie adopte à ce moment une politique différente, bien plus favorable à Moscou, et ce même après l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan en 2002. Celui-ci, membre du parti islamiste Refah et maire d’Istanbul durant le premier conflit, avait pourtant reçu personnellement le président tchétchène en 1997. Cela est lié à plusieurs facteurs.

Il faut tout d’abord citer l’échec de la politique « néo-panturquiste ». La Russie a conservé une influence importante en Asie centrale, la Turquie n’ayant ni les moyens économiques ni une compréhension assez fine des aspirations locales pour parvenir à y implanter une réelle influence. De plus, le soutien discret de la Turquie envers les Tchétchènes entrainait, en représailles, le même comportement de la Russie envers le PKK. Les enjeux sont cependant bien différents pour les deux pays, puisque les Tchétchènes représentent environ 1 % de la population russe, mais les Kurdes 20 % de celle de la Turquie.

En parallèle, la Russie devient dans les années 2000 le deuxième partenaire commercial de la Turquie, et l’un de ses principaux fournisseurs en hydrocarbures grâce au gazoduc Blue Stream. Ankara a donc réalisé qu’elle avait plus à perdre qu’à gagner à entrer en rivalité directe avec Moscou.

Selon vous, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan, ont accompagné la chute des « grandes idéologies » dans leur pays en suivant le même chemin…

Il y a en effet un parallélisme historique net entre les deux pays. Durant la Première Guerre mondiale, les Empires russe et ottoman, tous deux vacillants, se sont affrontés violemment dans le Caucase, leur frontière commune. L’Empire ottoman souhaitait alors unir le Caucase et l’Asie centrale sous son égide, et chercha pour cela à provoquer un soulèvement tchétchène contre la Russie. Après la guerre, les nouveaux dirigeants, Lénine et Atatürk, ont fait la paix et entretenu des relations cordiales afin de fonder sur de nouvelles bases leurs régimes respectifs, nés des cendres des Empires : l’URSS et la République de Turquie.

Cette histoire se répète partiellement dans les années 1990 : les idéologies kémaliste et soviétique, ciments des deux États, subissent une crise de légitimité. Dans ce clair-obscur, les deux puissances s’affrontent à nouveau, certes de manière moins violente, notamment à travers la question tchétchène. Dans les années 2000, deux leaders autoritaires émergent à nouveau presque simultanément, Erdoğan et Poutine. Ils cherchent à conjurer la crise politique et économique qui frappe leurs pays et assument alors tous les deux une ère de dépassement des vieilles idéologies – dont ils ne se détachent toutefois pas entièrement – en bâtissant leurs régimes personnels sur de nouvelles bases, plus pragmatiques. Ils ont pour cela besoin d’empêcher toute ingérence extérieure. Recep T. Erdoğan et Vladimir Poutine concluent donc, comme Atatürk et Lénine dans les années 1920, une forme de paix autour de la question caucasienne.

Dans quelle mesure le 11 septembre a-t-il marqué un tournant dans les relations entre Moscou et Ankara ? Cet évènement est essentiel car il change radicalement la politique étrangère des États-Unis de George W. Bush envers la Russie. Celui qui qualifiait les indépendantistes tchétchènes de « combattants de la liberté » se convertit à une guerre sans merci contre « le terrorisme », ce qui permet à Vladimir Poutine de redéfinir opportunément le conflit tchétchène comme une composante du combat américain contre Al-Qaïda. La Turquie, membre de l’OTAN et elle-même ciblée par Al-Qaïda, soutient son allié américain. Le 11 septembre réunit donc temporairement Russie, États-Unis et Turquie dans une « guerre contre le terrorisme ». Ankara et Moscou restent néanmoins prudents vis-à-vis de Washington, notamment en raison de ses opérations en Afghanistan et en Irak entraînant sa présence constante au Moyen-Orient et en Asie centrale. Les deux pays s’accordent donc pour exercer une cogestion de la lutte contre le terrorisme dans leur sphère d’influence commune. Cet esprit de coopération perdure depuis. Les deux pays n’entrent pas en confrontation directe malgré leurs très nombreux sujets de discorde, priorisant le dialogue afin de limiter les ingérences euro-américaines. On a notamment pu le constater dans le cadre du processus d’Astana à propos de la Syrie ou dans la confiance accordée par la Russie à la Turquie, pourtant soutien de Kyiv, dans les négociations liées à la guerre en Ukraine.