ANALYSES

Renouvelables : Derrière les chiffres, quelle géopolitique énergétique mondiale ? Quelle place pour l’Europe ?

Tribune
12 avril 2016

Le dernier rapport de l’UNEP [1], Global Trend in Renewable Energy Investment, illustre une étape importante du développement des énergies renouvelables (ENR) dans le monde. En effet, en 2015, malgré un effondrement des prix des énergies fossiles et particulièrement de ceux du pétrole (une baisse de 47 % en moyenne annuelle par rapport à 2014), les investissements dans les ENR ont enregistré un nouveau record à près de 286 milliards de dollars [2]. Ce chiffre, en hausse de 5 % par rapport à 2014, dissimule de nombreuses tendances qu’il convient d’expliciter.


D’une part, les investissements ENR dans les capacités électriques ont atteint près de 266 milliards de dollars, soit plus du double du montant observé pour les investissements réalisés dans les centrales à charbon et à gaz (130 milliards de dollars). Hors grandes centrales hydroélectriques, 16,2 % de la puissance totale installée mondiale est désormais composée d’ENR contre environ 15 % en 2014. D’autre part, les ENR ont représenté l’année dernière la majorité des nouvelles capacités génération électrique installées (53,6 %). L’essentiel des financements a été investi dans la filière éolienne (46 % du total des investissements dans les ENR) et dans celle du solaire photovoltaïque (PV) (42 %). Au final, entre 2004 et 2015, les investissements dans les ENR ont été multipliés par 6 et ont atteint, sur la même période, près de 2 300 milliards de dollars.

Des dynamiques régionales d’investissements dans les ENR différenciées

Ces données dissimulent des dynamiques régionales largement différenciées qui font apparaître 2015 comme une année de rupture. En effet, pour la première fois, les investissements des pays en développement dans les ENR [3] (156 milliards de dollars) ont dépassé ceux des pays développés (130 milliards de dollars). Derrière ces seuls chiffres, les tendances observées invitent à la réflexion. En effet, pour les pays en développement, on enregistre une multiplication par plus de 17 des flux d’investissements par rapport à 2004 et une hausse de 19 % par rapport à 2014. A l’inverse, dans les pays développés, les sommes investies représentent une baisse de près de 8,5 % par rapport à l’année précédente et il faut remonter à 2009 pour trouver un niveau aussi faible d’investissement dans les ENR (114 milliards de dollars). En outre, depuis le pic enregistré en 2010 à 191 milliards de dollars, les investissements dans les ENR des pays développés enregistrent une diminution annuelle quasi-constante.

La Chine est le véritable porte étendard des pays en développement ou émergents, avec une part de 66 % des investissements en 2015 (102,9 milliards). Le pays représente même près de 36 % des investissements mondiaux, avec un taux de croissance annuel moyen de 38 % depuis 2004 ! L’Inde (10,2 milliards de dollars d’investissements) et le Brésil (7,1 milliards) complètent le panorama des émergents dans les ENR. Les autres pays en développement ne sont pas en reste puisque leurs investissements ont atteint près de 36 milliards de dollars d’euros. Sont notamment à noter la progression de l’Afrique du Sud (4,5 milliards de dollars), du Mexique (4 milliards), du Chili (3,4 milliards), ainsi que du Maroc et de la Turquie qui ont dépassé le seuil du milliard d’investissements.

Au sein des pays développés, la dynamique d’investissement reste liée aux mesures d’incitations fiscales et réglementaires. Ainsi, malgré une hausse de près de 19 % par rapport à 2014 à plus de 44 milliards de dollars, les Etats-Unis peinent à retrouver le niveau d’investissement de 2011 (49 milliards de dollars). En Europe, le constat est beaucoup plus alarmant. Les investissements ont atteint environ 49 milliards d’euros, soit une baisse de 21 % par rapport à l’année précédente, et sont désormais très éloignés des niveaux enregistrés en 2011, à près de 123 milliards de dollars. Ce retournement marqué est largement dû au contexte macroéconomique observé en Europe et à l’austérité budgétaire (diminutions ou coupes fiscales dans certains pays européens (Espagne, Roumanie…)) qui réduisent de facto les incitations à investir dans les ENR. Seul le Royaume-Uni, avec une véritable dynamique d’investissements dans les éoliennes off-shore, est à contre-courant de la tendance européenne globale.

 

Figure 1 : Investissements dans les ENR dans les pays émergents, les pays développés et les pays en développement (en milliards de dollars)


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Derrière les chiffres, une nouvelle géopolitique énergétique ?

Les investissements dans les ENR revêtent un caractère fondamental pour les politiques énergétiques puisqu’ils apportent un double dividende climatique et de réduction des importations fossiles par rapport aux investissements dans les centrales à gaz et à charbon.

Mais n’oublions pas les nouveaux enjeux que la diffusion des ENR soulève au niveau mondial : les contraintes techniques d’intégration au réseau et de fiabilité de ce dernier, les contraintes économiques (politique de soutien, prix du carbone), sociologiques et comportementales (adoption des technologies, apprentissage), spatiales (distribution) et juridiques (questions posées par la territorialité) questionnent. Derrière la diffusion des ENR se cachent, en outre, de nouvelles sources de dépendances [4] :
• les risques liés à une possible décentralisation des systèmes et à leur automatisation, auxquels pourraient s’ajouter les risques liés au cyber-terrorisme ou à la prise de contrôle à distance d’unités de production électrique ;
• les risques liés à la dépendance de certaines technologies ENR aux matériaux critiques ;
• la géographie des brevets des technologies de la transition énergétique.

Rares sont les études réalisées sur une diffusion massive des technologies éoliennes largement dépendantes de néodyme, dysprosium, terbium… ou encore du solaire PV pour le cadmium, indium, gallium…. In fine, l’ensemble des innovations de la transition énergétique dépendra de la disponibilité de minerais dits « stratégiques ». Parallèlement, se pose la question des brevets des technologies ENR : la protection de la propriété industrielle des technologies les plus performantes de décarbonisation des mix énergétiques influera forcément sur leur coût de diffusion et sur le « pouvoir de marché » économique et géopolitique des pays qui les développeront.

La lecture du dernier rapport de la World Intellectual Property Organization est éclairant à ce sujet : en 2014, la Chine était en tête des dépôts de brevets pour 3 des 4 grandes familles de technologies ENR (biocarburants, éolien, solaire photovoltaïque et solaire thermique), avec notamment près de 55 % des brevets pour le solaire thermique et 25 % pour les biocarburants. Entre 1975 et 2005, quatre pays ont particulièrement porté la dynamique de brevets dans les ENR : la Corée du Sud, le Japon, l’Allemagne et les Etats-Unis. Les années 2000 ont été marquées par l’entrée fracassante de la Chine sur de nombreux segments des technologies ENR. Dans les technologies du solaire thermique, le Japon, leader sur la période 1975-2005, est désormais dépassé par la Chine (près de 57 % des premiers dépôts de brevets entre 2006 et 2011). Cette dernière possède près de 50 % des entreprises de ce secteur présentes dans le top 20 mondial. La Chine est également montée en gamme sur ces technologies, dépassant largement en conception et en innovation le champ traditionnel du PV à base de silicium. Cette dynamique est d’ailleurs partiellement alimentée par le mouvement de délocalisation de nombreux centres de R&D de pays développés sur le territoire chinois. La Chine, acteur majeur de la géopolitique énergétique actuelle, renforcerait ainsi son rôle dans une géopolitique de l’énergie intégrant les renouvelables !

Et l’Europe dans tout ça ? A l’heure actuelle, l’Allemagne et, dans une moindre mesure, la France restent des zones majeures en matière de R&D énergétique et de dépôts de brevets pour les secteurs de la décarbonisation. La transition énergétique et les plans d’intégration des ENR dans le mix énergétique européen (Roadmap 2030, 2050) constituent une chance historique pour l’Europe dans sa tentative de construction de l’Union de l’Energie. Elle doit s’accompagner d’une politique volontariste et coordonnée résolument orientée vers la R&D énergétique et les investissements dans les technologies de décarbonisation. Au-delà du seul secteur énergétique, la construction de l’Union de l’Energie à travers notamment les ENR constitue une réponse globale à l’inertie européenne puisqu’elle induira forcément coopération, coordination et réseaux !

 

Figure 2 : Nouveaux investissements dans les ENR (Principaux pays, en milliards de dollars)


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Avec un mix énergétique mondial encore dominé à près de 87 % par les énergies carbonées, les ENR (hors hydroélectricité) ne représentant qu’environ 2,6 %, la transition économique et écologique vers les ENR sera progressive et pourrait être freinée par une certaine inertie des systèmes. Il serait dangereux pour l’Europe de ne pas se préparer, dès aujourd’hui, à la future géopolitique énergétique mondiale, une géopolitique teintée d’un audacieux mélange de géopolitique fossile traditionnelle et d’une nouvelle diplomatie des renouvelables…

 

[1] United Nations Environment Programme, 24 mars 2016.
[2] Ce chiffre comprend les investissements dans les capacités additionnelles, dans les nouvelles technologies et dans la R&D.
[3] Hors investissements dans les grands projets hydroélectriques.
[4] Pour une analyse plus approfondie des dépendances, lire Hache E. (2016), « La géopolitique des énergies renouvelables : amélioration de la sécurité énergétique et / ou nouvelles dépendances ? « , Revue Internationale et Stratégique, n° 101.
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