L’Eurasie en question

  • David Cumin

    David Cumin

    Maître de conférences (HDR) à l’Université Jean Moulin Lyon 3

  • Emmanuel Lincot

    Emmanuel Lincot

    Directeur de recherche à l’IRIS, co-responsable du Programme Asie-Pacifique

EMMANUEL LINCOT : Dès votre introduction, vous insistez sur le fait que Vladimir Poutine mène essentiellement une politique « eurasienne ». Est-ce l’aveu d’une faiblesse, la part d’un renoncement à des prétentions hégémoniques plus universelles ou un simple écran de fumée idéologique que semblerait confirmer l’implication grandissante de la Russie dans d’autres régions du monde et notamment en Afrique ?

DAVID CUMIN : Ni faiblesse ni écran de fumée. Le grand dessein de Poutine est l’Union eurasienne, soit la reconstitution d’une forme d’unité politique de l’espace eurasien, ou « étranger proche », correspondant en gros à l’ancienne URSS (avant 1991) et à l’ancien Empire russe (avant 1917). L’objectif est donc eurasien. L’adversaire est l’Occident qui a avancé vers l’Est, qui a intégré non seulement les pays d’Europe centrale et orientale (les ex-« pays de l’Est ») dans l’Alliance atlantique et dans l’Union européenne, mais aussi les pays baltes – autrefois Républiques socialistes soviétiques – et qui attire l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, elles aussi ex-RSS. Vue de Moscou, la désagrégation de l’unité de l’Eurasie relancerait les tendances centrifuges en Fédération de Russie. Au contraire, la préservation ou la restauration de l’unité panrusse de l’Eurasie consoliderait la Fédération et affermirait la puissance de la Russie dans le monde. Si l’objectif est eurasien, étayé par les structures postsoviétiques de la CEI, de l’OTSC (sa branche militaire) et de l’UEEA (sa branche économique), le moyen est eurasiatique, étayé par l’OCS. Pour faire pièce à l’Occident, la Russie noue partenariat avec la Chine populaire, l’Inde et l’Iran, voire la Turquie d’Erdogan. Elle soutient le régime syrien. Elle reprend pied en Afrique, au nord comme au sud du Sahara, y compris l’Afrique sahélienne francophone. Elle s’immisce au Venezuela. À chaque fois, de la Syrie au Sahel, l’ennemi est le même : c’est le jihadisme sunnite, qui est aussi, après tout, l’ennemi de l’Occident…