ANALYSES

Caricatures et liberté d’expression : le choc des hypocrisies

Tribune
12 janvier 2015
C’est une bien curieuse époque que celle où nous vivons, une époque où s’entrechoquent et coexistent médiévalisme et postmodernité, mondialisation et tribalisme, avancées technologiques fulgurantes et rémanence des haines et superstitions ancestrales. Notre époque est celle des nanotechnologies, du télescope Hubble, du décodage du génome humain, mais aussi celle où continuent de prospérer les pires formes d’absolutisme et de dogmatisme, où l’on assiste à des orgies de violence et où l’on peut se faire tuer pour un article d’opinion ou un dessin humoristique.

Les romans d’anticipation de HG Wells ou d’Isaac Asimov avaient prédit les percées de l’informatique, le développement de l’intelligence artificielle, l’interconnectivité et même les réseaux sociaux, mais beaucoup pensaient naïvement que ces progrès s’accompagneraient d’une émancipation de l’homme, d’une évolution vers un humanisme laïque, vers la fraternité universelle, le refus de la violence et le respect de la sacralité de la vie humaine. Il n’en est rien. Sur Facebook, des prédicateurs salafistes semi-lettrés se servent de la technologie moderne pour répandre des idées médiévales, sur Twitter, on peut suivre à la minute les effroyables exactions de Boko Haram, sur YouTube, des vidéos en haute définition, avec musique d’ambiance et scénographie hollywoodienne, nous montrent des décapitations de journalistes et de travailleurs humanitaires, sur les chaînes de télévision par satellite, le monde entier assiste en direct à la traque de criminels ayant assassiné au cœur de Paris, des caricaturistes soixante-huitards. Nec plus ultra de la technologie, nec plus ultra de la bêtise et de la barbarie. Même les moins cyniques en viennent à désespérer de l’humanité.

Emmanuel Kant, qui avait pourtant beaucoup écrit sur les Lumières, le progrès, le cosmopolitisme et la quête de la « paix perpétuelle », avait eu l’intuition que rien ne viendrait jamais atténuer cette « animalité » de l’homme. « L’homme a été taillé dans un bois si tordu qu’il est douteux que l’on puisse jamais en tirer quelque chose de tout à fait droit », écrivait-il. Cette formule inspirera à un autre philosophe, Isaiah Berlin le titre de l’un de ses livres, The Crooked Timber of Humanity: Chapters in the History of ideas, réflexion sur la pensée contre-révolutionnaire, le totalitarisme, le nationalisme, le sens de l’histoire et les limites de l’optimisme émanant des Lumières.

Force est de le constater : toutes les idées de progrès, toutes les idées de l’humanisme libéral et social ont pris du plomb dans l’aile. Triomphent aujourd’hui à l’échelle mondiale les courants de pensée les plus régressifs, les plus hostiles à la modernité et à l’universalisme. En Orient comme en Occident, l’heure est aux crispations, aux angoisses, aux replis identitaires, à l’essentialisme et à la peur de l’autre.

Frappées de plein fouet par la crise économique et les politiques d’austérité, saisies par la hantise du déclassement, les classes moyennes et populaires européennes estiment être les laissés-pour compte d’une mondialisation qui a profité aux élites occidentales et aux masses asiatiques, qui a enrichi les milieux financiers de l’Ouest et sorti de la misère des centaines de millions d’Indiens et de Chinois, mais qui a néanmoins considérablement fragilisé les travailleurs européens qui subissent le chômage, les délocalisations, la désindustrialisation. Ces angoisses économiques ont été concomitantes avec l’accroissement de l’immigration et de la visibilité de l’islam dans l’espace public.
C’est sur ce terreau extraordinairement fertile que peuvent prospérer toutes les grilles de lecture voulant offrir des explications holistiques et simples aux problèmes infiniment complexes du monde contemporain, que peuvent s’affirmer toutes les théories déclinistes, toutes les recherches de bouc-émissaires.

Et c’est dans ce contexte qu’intervient la tragédie de Charlie Hebdo, journal dont l’évolution depuis une dizaine d’années reflète parfaitement ces tensions et ces basculements qui caractérisent notre époque. L’heure n’est pas à l’établissement d’un bilan objectif de l’expérience Charlie Hebdo, de ses hauts faits et de ses dérives. Face aux assassins, la solidarité ne peut-être que totale et inconditionnelle.

Festival de tartufferies

Ce qui a fait la force de Charlie Hebdo à une certaine époque, c’était surtout la dénonciation radicale des hypocrisies, l’utilisation du sarcasme comme arme contre tous les puissants et tous les pouvoirs établis, dans la vieille tradition de l’esprit sardonique et de l’irrévérence.

Il est donc pour le moins ironique de voir une cinquantaine de chefs d’Etat, dont une belle brochette de chantres de l’autoritarisme, venir honorer des journalistes issus pour la plupart d’un courant de pensée de la gauche radicale, anarchiste et libertaire, hostile à toutes les formes d’Etat et d’autorités. Tristement ironique également d’assister depuis quelques jours à ce festival de tartufferies, qui aurait donné la nausée, ou peut-être aussi amusé, les victimes de la tuerie.

Comme si l’affaire Salman Rushdie n’avait jamais existé, la République islamique d’Iran a condamné fermement l’attentat, mais sans pouvoir s’empêcher de fustiger dans la même phrase « le radicalisme dans la pensée », lequel radicalisme étant sans doute totalement étranger à Téhéran.

L’Arabie Saoudite a également dénoncé la « couardise » de ces assassinats, mais l’encre de ce communiqué n’avait pas encore séché que commençait la probablement courageuse flagellation du blogueur libéral Raïf Badawi, condamné à 1.000 coups de fouets pour avoir critiqué le clergé wahhabite.

Pendant que Netanyahu entame son opération de récupération politique de la tragédie, l’avocat américain Alan Dershowitz, propagandiste zélé de l’Etat d’Israël, se demande effrontément si la France n’aurait pas mérité ce qui lui arrive et soutient qu’elle récolte ce qu’elle a semé parce qu’elle a soutenu la reconnaissance de l’Etat palestinien et donc « récompensé les terroristes ».

Les autorités turques ont également souhaité se joindre à la marche républicaine, elles qui détiennent le record en matière d’embastillement des journalistes. Les autorités russes, qui ont fait voter des lois sur le blasphème n’ayant rien à envier à celles de certains pays musulmans, se découvrent elles aussi soudainement fans de Charlie.

Arnold Schwarzenegger incite les Américains à s’abonner à l’hebdomadaire satirique, feignant d’ignorer qu’une grande partie de l’électorat de son parti républicain est rongée jusqu’à la moelle par le fondamentalisme religieux et s’offusque à la vue d’un sein nu.

Hypocrisies parallèles

Mais au-delà des petites tartufferies des derniers jours, c’est tout le débat autour de la liberté d’expression et des caricatures du prophète qui a eu lieu depuis 10 ans autour de Charlie Hebdo qui a été marqué par le choc de deux monumentales hypocrisies parallèles, chaque partie se montrant incapable de faire tomber ses œillères et de sortir de la paranoïa, du double discours et des indignations sélectives.

On voit soudainement des gens qui n’ont jamais été laïcs, qui pourfendaient la laïcité au nom du catholicisme, se servir de la « laïcité à la française » comme d’une arme contre l’islam. On voit aussi s’épanouir une religiophobie qui ressort plus de la haine que de l’humanisme laïque. Marcel Pagnol écrivait déjà à propos des instituteurs de la IIIème République : «Le plus remarquable, c’est que ces anticléricaux avaient des âmes de missionnaires. » On retrouve aujourd’hui cet état d’esprit dans certains milieux français qui montrent un zèle religieux à défendre une laïcité qui n’a plus grand-chose à voir avec l’esprit de la loi de 1905, lequel a été dénaturé et perverti.

Dans le monde arabe, l’hypocrisie de certains intellectuels était apparue au grand jour dans les années 1990 lorsque nombre d’entre eux ont soutenu le « droit à la liberté d’expression » du négationniste Roger Garaudy, alors même qu’ils restaient silencieux tandis que des milliers de prisonniers d’opinion croupissaient dans les prisons des régimes autocratiques arabes. La même hypocrisie transparaissait chez certains intellectuels occidentaux qui saluaient les pamphlets racistes d’Oriana Fallaci tout en s’insurgeant contre l’antisémitisme supposé des Arabes.

Le monde musulman serait infiniment plus crédible dans ses protestations contre l’islamophobie occidentale s’il luttait plus activement contre l’antisémitisme et le négationnisme qui se propagent outrageusement en son sein. Et le monde occidental serait pris plus au sérieux dans sa condamnation de l’antisémitisme arabe s’il faisait preuve de la même indignation lorsque le grand rabbin d’Israël Ovadia Yosef appelle à « éradiquer les Arabes », qu’il qualifie de « serpents », après que Ehud Barak les eut qualifiés de « crocodiles », Rafael Eytan de « cancrelats » et Menahem Begin d’ « animaux a deux pattes ». D’autant plus que toute cette idéologie se traduit en actes à travers une occupation brutale qui perdure depuis 48 ans.

Antisémitisme et orientalisme

Si notre premier réflexe doit bien entendu être celui de réaffirmer la sacralité de la liberté d’expression, ce serait céder à la facilité et faire preuve d’hémiplégie cérébrale que de s’en tenir là et de ne pas analyser la peur viscérale et obsessionnelle de l’islam qui se répand à travers l’Occident, et qui n’est pas sans rappeler les discours antisémites du siècle dernier. Bill Clinton ne s’y est pas trompé qui, commentant cette affaire lors de la parution initiale des caricatures, a déclaré craindre que les préjugés anti-musulmans ne soient à notre siècle ce que l’antisémitisme avait été au siècle dernier.

Prenez les journaux français d’extrême droite du siècle dernier, comme Gringoire, Rivarol ou Je suis partout, remplacez le mot « juif » par le mot « musulman », et rendez vous alors sur les sites Internet de certains courants identitaires d’aujourd’hui. Vous y retrouverez les mêmes clichés, les mêmes formules, les mêmes généralisations outrancières, le même racisme cru. Naguère, l’antisémitisme de Drumont allait de pair avec son anticapitalisme. Aujourd’hui, le racisme à l’encontre des Arabes et des musulmans vient péniblement se cacher derrière le combat antiterroriste.

« La culpabilité de Dreyfus est inscrite dans sa race », avait dit naguère Maurice Barrès. Le terrorisme et la violence sont consubstantiels à la religion musulmane, soutiennent aujourd’hui, en substance, bon nombre d’essayistes en vue.

Son cou engoncé dans sa propre souffrance, chaque communauté se montre incapable de sympathiser ou même de comprendre la souffrance des autres. Pourtant, il a été démontré que l’antisémitisme et l’orientalisme reposaient sur les mêmes constructions idéologiques et sur le même héritage intellectuel. Longtemps, les juifs avaient d’ailleurs été uniquement dépeints dans la littérature occidentale comme des « Orientaux », et on leur attribuait les mêmes caractéristiques que l’on attribue aujourd’hui aux musulmans. On les jugeait fondamentalement différents, fourbes, inassimilables, et autre fadaises du même genre. Mais si l’antisémitisme a fort heureusement été largement discrédité en Occident après la seconde guerre mondiale, certains continuent de trouver sympathiques des caricatures du même type visant les musulmans. C’est en Occident que les albums de Tintin, notamment L’Etoile mystérieuse, ont été, après la guerre, expurgés des dessins antisémites d’Hergé. Nul ne s’en plaint aujourd’hui à l’exception de quelques néonazis mal dégrossis.

Ethique de conviction et éthique de responsabilité

Il existe en fait deux conceptions de la liberté d’expression, toutes deux sont intellectuellement défendables mais l’essentiel est de se tenir à l’une d’entre elles et ne pas osciller en fonction des contingences et de nos sensibilités du moment. La conception américaine de la liberté d’expression, celle du premier amendement de la Constitution de 1787, garantissant une liberté presque sans bornes, est très noble d’un point de vue philosophique. Elle répond à l’ « éthique de conviction », intransigeante sur les principes, que Max Weber opposait à une « éthique de responsabilité », plus pragmatique et donc souvent nécessaire en politique. L’Europe et une grande partie du monde ont une conception de la liberté d’expression plus restrictive. Au nom de l’éthique de responsabilité, on y estime qu’il peut y avoir des exceptions à la liberté, notamment en ce qui concerne les « lois mémorielles », qui cherchent à protéger les sensibilités de toutes les victimes de l’Histoire, qui ont du mal à voir des irresponsables remuer des couteaux dans des plaies encore vives et nier par exemple les génocides. Dans d’autres parties du monde, c’est le blasphème qui est considéré comme sortant du registre de la liberté d’expression protégée.

La conception américaine de la liberté d’expression a le grand avantage de permettre d’échapper à l’insoluble débat de savoir qui est en droit de déterminer les limites du débat possible, qu’il s’agisse d’événements historiques ou de ce qui relève du sacré.

C’est au nom de ce premier amendement que l’animateur de télévision Geraldo Rivera organisait par exemple des débats télévisés assez obscènes où il mettait face à face des survivants de la Shoah et des négationnistes, des membres du Ku Klux Klan et des enfants d’esclaves. Cela donnait lieu à des foires d’empoigne inimaginables en Europe.

La France a quant à elle voté des lois mémorielles parfois considérées comme liberticides en dehors de l’hexagone. Elles visent surtout les négationnistes. L’orientaliste Bernard Lewis a été condamné le 21 juin 1995 par le Tribunal de Grande Instance de Paris, pour négationnisme du génocide arménien. Même Alain Finkielkraut, qui partage pourtant nombre des tropismes de Lewis a soutenu qu’en qualifiant ce génocide de simple « version arménienne de l’histoire », Lewis avait « fait aux Arméniens ce que personne n’avait osé faire aux juifs. » Le courageux intellectuel turc arménien Hrant Dink, mort assassiné, luttait quant à lui simultanément sur deux fronts : contre ceux qui en Turquie nient le génocide arménien, et contre les lois françaises.

Le débat sur les limites de la liberté d’expression n’est pas aisé. Le problème est surtout le manque de constance de tous ceux qui préfèrent une élasticité leur permettant de protéger certaines opinions et d’en criminaliser d’autres. Le plus simple serait de revenir à la belle formule qu’Evelyn Beatrice Hall a utilisé pour résumer la pensée de Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le dire. »

Le véritable courage consiste à défendre la liberté d’expression des « autres » et non pas celle des « nôtres ». Rien n’est plus facile que de défendre la liberté d’opinion lorsque les opinions en question sont les nôtres. Qui est plus courageux, Bernard-Henri Lévy qui a défendu Salman Rushdie devant le public acquis des bobos de Saint Germain des Près ou Eqbal Ahmad, qui a défendu le même Salman Rushdie devant des foules de Pakistanais en colère ? La plupart des intellectuels occidentaux et musulmans se contentent aujourd’hui de prêcher à des convertis, chacun dans son camp. Oubliées les belles pages de Montaigne sur la nécessité et les vertus de l’autocritique, démodée la recommandation de Theodor Adorno de « penser contre soi-même.» Aujourd’hui, on crie « haro sur le baudet » ! Les uns crient haro sur des musulmans perçus en bloc comme attardés et incapables de comprendre le droit à la liberté d’expression des caricaturistes, les autres crient haro sur un Occident perçu comme un ensemble homogène, insensible, raciste et impérialiste. Le courage et la responsabilité d’un intellectuel ne consistent-ils pas d’abord et surtout à affronter les préjugés de son propre camp ? N’est-il pas temps de se souvenir de ce vieux principe de base qui consiste à dépoussiérer les cadavres de son placard et à balayer devant sa porte avant de se plaindre des odeurs pestilentielles que dégagent les immondices du voisin ?
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