ANALYSES

Géopolitique de l’insécurité alimentaire : le cas du Qatar

Interview
3 juillet 2017
Le point de vue de Sébastien Abis
N’est-il pas surprenant de voir surgir aussi fortement la problématique alimentaire dans la crise diplomatique qui secoue le Golfe ?

S’il convient de ne pas la surestimer, il faut toutefois, et bien évidement, en être attentif. Les enjeux alimentaires deviennent très vite prégnants quand la question de l’indisponibilité se pose. La majorité des pays dans le monde en ont parfaitement conscience car ils ne disposent malheureusement pas d’une sécurité alimentaire optimale. Dans le cas du Qatar, l’un des pays où la population bénéficie d’un pouvoir d’achat parmi les plus élevés de la planète, la réaction spontanée d’une partie de la société aura été de se précipiter sur les denrées alimentaires et les supermarchés pour stocker un maximum de produits à domicile. Il s’agit d’un phénomène social somme toute classique, motivé par la crainte de vivre potentiellement une situation inédite et qui concentre son action d’urgence sur l’essentiel. Et l’essentiel à la vie vient de l’alimentation, c’est une affirmation banale mais qui prend une résonance considérable quand la perspective se rapproche de se trouver face à une assiette vide ou bien moins consistante. « Trois repas séparent la civilisation de l’anarchie » : cette formule de Churchill n’appartient pas au passé.

Le risque de pénurie alimentaire au Qatar est-il réel suite aux sanctions économiques qui lui sont imposées ?

Les Qataris, devant le spectre finalement assez large d’inconnues ouvertes par cette crise diplomatique entre les pays du Conseil de coopération du Golfe, ont sans doute réagi excessivement en dévalisant dès les premiers jours les rayons alimentaires du pays, alors que celui-ci dispose de réserves et n’est pas totalement coupé du reste du globe. Il faut toutefois bien comprendre cette réaction. Dans nos sociétés développées, quand bien même existent des inégalités colossales en termes de sécurité alimentaire, nous avons trop tendance à oublier à quel point la disponibilité des produits, leur accès et leur sûreté – tout comme la régularité de leurs approvisionnements -, représentent un luxe que peu finalement de nations ont. Coupez Rungis demain, fermez les frontières de l’hexagone et triplez le prix des aliments de base, vous verrez vite en France des dynamiques de panique similaires. À une différence notable près : le Qatar dépend de l’étranger pour couvrir ses besoins alimentaires, faute d’agriculture sur son sol. Ce sont plus de 90% des calories consommées au Qatar qui proviennent des marchés internationaux. L’agriculture est aussi géopolitique pour cette raison : elle garantit une partie non négligeable de la sécurité et de la stabilité d’un pays car quand l’alimentation manque, la peur et l’agitation surgissent spontanément.

Prenons une métaphore sportive qui sied bien dans le cas de l’Émirat du Qatar. Sa superficie, très limitée, est composée de désert et de villes ayant bétonné le sol. Il n’a pas de ressources agricoles à domicile. Il joue donc toutes ses rencontres alimentaires à l’extérieur. Pour ce faire, le Qatar doit donc faire appel au commerce international, créer des partenariats économiques où la variable alimentaire compte dans l’équation et disposer d’une logistique performante seule à même de rapprocher l’offre extérieure de la demande intérieure. L’assiette des Qataris est dépendante des productions étrangères. Grâce à sa force de frappe financière, qui lui confère un poids stratégique réel, le Qatar construit donc des chaînes d’approvisionnement, négocie des accords commerciaux et assure le développement des infrastructures qui favoriseront l’importation des produits agricoles et le remplissage des magasins.

Dans ces conditions particulières, combien de temps l’Émirat peut-il tenir ?

Difficile à dire. Nous ignorons si la crise va perdurer, s’amplifier ou s’essouffler. Or, la temporalité du politique pèse sur celle de la sécurité alimentaire. Evidemment, si les frontières du Qatar restent bloquées avec l’Arabie saoudite, cela posera des difficultés réelles pour les 2,7 millions d’habitants (dont 99% sont des urbains). 40% des importations alimentaires passent en moyenne par cette route terrestre depuis l’Arabie saoudite. Néanmoins, les produits agricoles ne viennent pas que des terres : la façade maritime est ici décisive, sans oublier les flux aériens vers Doha qui donnent au Qatar des respirations commerciales indéniables. D’ailleurs, depuis le déclenchement de la crise et face à la panique de la société qatarie de voir la nourriture se tarir, plusieurs États ont pris soin d’envoyer des denrées alimentaires : l’Iran rapidement et forcément dans ce paysage géopolitique concurrentiel avec l’Arabie saoudite ; mais le Qatar bénéficie également des productions venant de Turquie et de Russie, deux grands acteurs dans cette géopolitique alimentaire qui s’amplifie au Moyen-Orient. D’autres pays ont également apporté de l’aide en expédiant des marchandises par voies aériennes, comme le Maroc. Il faut dire que bon nombre de pays ne souhaitent pas voir s’étioler leurs relations avec la puissance gazière du monde. L’immense masse d’investissements qataris dans l’économie internationale et dans des entreprises majeures constitue sans aucun doute un levier stratégique dans l’équation. Ne pas nourrir le Qatar sur le plan alimentaire serait à la fois périlleux pour la stabilité sociétale de l’Emirat mais également audacieux au regard de l’imbrication des enjeux financiers. Son impuissance agricole est contrebalancée par d’autres atouts.

Ce type de crise peut-il inciter le Qatar à développer davantage sa production agricole locale ? Son plan national de sécurité alimentaire va-t-il dans ce sens ?

Le Qatar ne construit pas sa sécurité alimentaire sur son sol, quand bien même des projets de fermes verticales émergent et que certaines productions y sont cultivées très marginalement. C’est à l’extérieur que l’Emirat doit agir pour garantir l’alimentation de sa population. Outre la sécurité des approvisionnements par le jeu des importations et la mise en œuvre d’une chaîne logistique performante, cela peut passer par des investissements économiques à l’étranger (prises de position dans des sites industriels, location ou achat de terres arables, soutiens financiers à des programmes de recherche agronomique ou à des start-up du secteur, etc.). La société Hassad Food, lancée en 2008 par le fond souverain Qatar Investment Authority (QIA), a été conçue pour assurer l’approvisionnement alimentaire grâce à des investissements agricoles. Pour sa sécurité alimentaire, le Qatar a donc à la fois besoin du commerce, des productions des greniers du monde, des solutions innovantes et technologiques mais aussi des progrès de la science. Ce pays, qui fait de la prospective appliquée, en s’efforçant de suivre fidèlement les plans stratégiques pluriannuels qu’il se fixe pour préparer son avenir, n’en oublie pas la diplomatie. A ce titre, il importe de rappeler l’initiative qatarie intitulée « Alliance mondiale des pays désertiques », portée en 2012 et le sommet des Nations unies sur le développement durable de Rio. Le dispositif Global Dryland Alliance cherche à agréger les compétences et les expériences de dizaines de pays dans le monde qui sont en vulnérabilité agricole en raison de leur climat et de leurs ressources naturelles limitées. C’est une sorte d’agrégation des fragilités foncières (40% des sols de la planète sont en zones sèches) misant sur le collectif et le partage des connaissances pour contrer les raretés et trouver des solutions pour 3 milliards de personnes habitant sur ces territoires désertiques. Cette Alliance s’essouffle quelque peu depuis 2015, à l’image aussi du Qatar National Food Security Programme (QNSFP). Ce dernier avait été initié au moment de la crise alimentaire mondiale. Le QNFSP priorisait la gestion de l’eau et des techniques de dessalement, l’énergie solaire, le développement agricole grâce aux technologies de pointe, et la création d’un parc agro-industriel. Ce programme, visant à atténuer la dépendance aux approvisionnements alimentaires depuis les pays voisins et les marchés mondiaux, semble moins dynamique depuis quelques temps. La crise diplomatique actuelle dans le Golfe va-t-elle redonner du poids stratégique à la question agricole aux yeux des dirigeants qataris ? On peut le penser, tout comme on peut pressentir un accroissement des enjeux de sécurité alimentaire dans les stratégies de pouvoir au sein de cette région où la population augmente et les changements climatiques s’accélèrent.
Sur la même thématique