ANALYSES

Ghana, l’exception de l’alternance

Tribune
14 décembre 2016
L’alternance politique est un phénomène suffisamment exceptionnel en Afrique pour que le cas du Ghana mérite d’être souligné. Sur les 200 chefs d’Etat qui se sont succédés sur le continent depuis 1960, une vingtaine seulement ont quitté le pouvoir volontairement et, sur ce nombre, la moitié l’ont fait dans le cadre d’une transition démocratique. Au Ghana, les gouvernants – successivement depuis trente-cinq ans Jerry Rawlings, John Agyekum Kufuor, John Atta-Mills, John Dramani Mahama et à présent Nana Akufo-Addo – ne manipulent pas la Constitution pour rester en place. Et quand ils sont battus, ils abandonnent la place avec l’élégance des chefs traditionnels destitués par les cadets.

Pour en arriver là, il a fallu que le pays passe par différentes phases, douloureuses parfois. Faisons le compte : 12 ans de parti unique, 23 ans de régime militaire, 23 ans de pluripartisme. Nana Akufo-Addo, le nouveau président, fit en février 2006 devant les étudiants de l’Université de Kumasi ce résumé imagé de l’histoire de son pays :

« Imaginez que vous prenez la route de Kumasi. Vous commencez sur une large mais brève autoroute, avec optimisme et une bonne dose d’idéalisme. Mais avant même d’arriver à la barrière d’Ofankor, le trafic est tel qu’il désespère n’importe quel homme. Chemin faisant, nous avons perdu du temps, nous avons aussi perdu beaucoup de nos bons compatriotes ; nous nous sommes arrêtés pour changer nos pneus crevés ; notre radiateur a explosé et les durits ont fui ; nous avons tourné à droite quand il était indiqué d’aller à gauche causant de graves collisions ; nous avons perdu patience avec d’autres automobilistes ; le sang a coulé, provoqué par des disputes de chauffards ; nous n’avons pas respecté les feux, ignoré la signalisation, heurtant de front d’autres véhicules en tentant d’éviter des nids de poule, empruntant aussi de nombreuses déviations sur une route en travaux brisant les amortisseurs des voitures ; nous nous sommes arrêtés pour embarquer les morts et les blessés ; parfois continuant la route de peur d’une embuscade de ces coupeurs de route qui volaient notre trésor – la liberté – alors que nous rêvions de lendemains qui chantent. Nous avons commandé de nouvelles routes qui résistèrent moins de trois ans au trafic croissant. En bref, cela fut un voyage rough et tough sous la conduite de chauffeurs malveillants, méprisant notre légitime besoin d’un peu de confort. Mais nous avons survécu. Savez-vous pourquoi ? Parce que tout le long de ce périple plein de dangers, nous avons serré notre ceinture de sécurité de la confiance – de la foi tenace que Dieu ou Allah nous a donnée et qu’aucune iniquité ne peut nous ôter. Nous sommes restés sur le chemin parce que nous sommes demeurés fidèles à notre identité, à cette chose qui fait de nous des Ghanéens, et cette chose, c’est notre amour de la liberté. »

Selon l’Afrobaorometer Survey, plus de 80% des Ghanéens estiment que la démocratie est préférable à n’importe quelle autre forme de gouvernement. La vitalité démocratique trouve diverses formes d’expression et le pays présente beaucoup d’avantages appréciables : pas d’élections truquées ou suspectes, pas d’exclusion dans la fonction publique ou l’Université sur des critères ethniques ou religieux, pas d’atteintes à l’indépendance de la justice, pas d’instrumentalisation des règles de citoyenneté par les politiciens pour évincer des opposants ou des groupes de la vie politique, aucun prisonnier politique dans les geôles du pays. Autant de bonnes pratiques qui réduisent la vulnérabilité du pays à des coups d’Etat, comme dans le passé, quand les envies de renverser les gouvernements par la force trouvaient leur terreau dans les comportements déviants des régimes non-démocratiques.

Si la politique se joue avec vigueur mais sans débordements violents, c’est que le Ghana dispose aujourd’hui d’institutions et de règles acceptées. Pour devenir ministre, préfet, juge à la Cour Suprême ou membre du Conseil d’Etat, il faut passer devant l’Assemblée nationale. Après avoir été désigné par le président, le candidat se présente devant une commission parlementaire pour « vérification » (le vetting) avant de prêter serment devant le juge de la Cour suprême. Ce n’est pas une simple formalité, les députés en profitent pour affirmer leur indépendance, avec un empressement proche du zèle.

La corruption reste, comme ailleurs, un défi. Ses causes sont à chercher dans une multitude de facteurs combinés, qui vont du sentiment de l’obligation que certains individus ressentent envers les leurs (famille, clan…) jusqu’à la manière discriminatoire dont le pays a été intégré dans l’économie mondiale. Le Ghana n’échappe pas au phénomène, et la rente pétrolière a, depuis dix ans, exercé sa « malédiction » sur les comportements, mais dans des proportions modérées, autant que l’on puisse en juger. La pratique des « cadeaux » oblige les hommes politiques à disposer, pour leurs campagnes électorales comme pour respecter une partie de leurs promesses, de moyens financiers très importants. Ensuite, une fois élu, le député est jugé à « sa capacité à retourner » (ability to deliver the goods) des gratifications et des ressources de l’Etat en direction de ses électeurs : la réfection d’une route, la construction d’une maternité, l’octroi de bourses d’études pour les jeunes, des faveurs diverses… La provenance de ces fonds peut-être diverse, fortune personnelle, redistribution de fonds du parti, ressources de l’Etat mis à la disposition des parlementaires pour le développement de leur circonscription. La gestion des fonds publics au Ghana est encadrée par la Constitution et par un certain nombre de textes votés par le Parlement depuis 2000. Malgré cela, des lacunes importantes subsistent notamment dans l’application du code des marchés publics dont la règle de concurrence est souvent détournée, dans l’efficacité du contrôle interne des dépenses non-salariales et dans la gestion du fichier de la solde des agents publics.

Plusieurs institutions veillent au grain. La Ghana Anti-Corruption Coalition (GACC) reconnaît que si des mesures ont été prises depuis 2000 pour rénover la gestion des finances publiques, renforcer la liberté de la presse ce qui permet la dénonciation des abus, les résultats ont été encore insuffisants. Cela tient au fait que chez les gouvernants et les fonctionnaires, l’adhésion aux normes de l’Etat impartial et de l’éthique de l’intérêt général peut parfaitement coexister avec un attachement tout aussi sincère à des normes qui favorisent l’enrichissement personnel et les intérêts particuliers. Le passage à des institutions démocratiques et le renforcement de la liberté d’expression constituent au Ghana des conquêtes indéniables de ces vingt dernières années. Il ne semble cependant pas avoir encore bouleversé les pratiques abusives de prélèvement mais avoir seulement permis d’en dénoncer publiquement les excès.
A défaut d’être riches, les journalistes ghanéens sont mal payés pour leur papier mais leur liberté n’est pas menacée. Les relations qu’ils entretiennent avec les magistrats, les policiers et les militaires, ne sont pas toujours simples. Ils revendiquent leur rôle de « chiens de garde », de journalistes d’investigation. Lorsque des hauts fonctionnaires sont soupçonnés d’être impliqués dans des affaires de corruption ou de drogue, la presse ne prend pas de gants. Il est des thèmes plus délicats. La religion et les disputes entre chefferies font partie des sujets qui nécessitent le plus de précautions. Il vaut mieux éviter une excommunication ou des représailles de chefs courroucés.

Le Ghana semble bien installé dans une démocratie pacifiée et mature. Certes l’histoire de l’Afrique enseigne la modestie aux prévisionnistes, mais il y a peu de risques que le pays revienne en arrière. Avec Nana Akufo-Addo, on peut raisonnablement parier que les velléités autoritaires seront contenues, les contre-pouvoirs respectés, les libertés garanties. De toutes les manières, la société civile y veillera.
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