ANALYSES

Faillite du sud-coréen Hanjin Shipping : faut-il craindre l’effet domino ?

Tribune
25 novembre 2016
Par Nicolas Sindres, Diplômé d’IRIS Sup’
La 12ème édition des Assises de l’économie de la mer qui s’est tenue à La Rochelle les 8 et 9 novembre 2016 a vu naître une grande émulation de tous les acteurs présents. Appelant de ses vœux la création d’une task force maritime pour donner à la France les moyens de devenir la puissance des mers qu’elle devrait être, Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français, a galvanisé le public. Pour la première fois, cet événement a reçu la visite du chef de l ’Etat. Le Président de la République, François Hollande, a en effet soutenu l’initiative, ce qui a fini de convaincre l’audience des Assises du bienfondé et de l’urgence de la proposition de M. Moncany de Saint-Aignan.

Les conférences et interventions se succèdent. Elles mettent en avant les capacités techniques « exceptionnelles » des entreprises françaises, le « professionnalisme que le monde nous envie » des marins français, de même que la « formidable » géographie de la France et de ses territoires d’outre-mer (deuxième zone économique exclusive du monde avec 11,03 millions de km2, derrière les Etats-Unis avec à peine 0,32 millions de plus). Une ombre plane cependant sur l’économie maritime mondiale, celle de la déliquescence du fret maritime.

Si les acteurs mondiaux de cette activité étaient déjà particulièrement inquiets, l’effondrement du géant sud-coréen Hanjin Shipping a eu l’effet d’une bombe. Au début du mois de septembre, devant le refus des créditeurs du septième armateur mondial de l’aider à rembourser sa dette estimée à 6.000 milliards de wons (4,79 milliards d’euros), environ 500.000 conteneurs (dont la valeur avoisinerait les 14 milliards de dollars) ont été immobilisés dans une cinquantaine de ports dans 26 pays. Les entreprises du monde entier craignent que leurs marchandises ne soient pas déposées à temps sur les étals des magasins en cette période de fêtes (Noël évidemment, mais également, Thanksgiving et le Black Friday pour ne citer que l’exemple américain). De même, au 16 septembre 2016, environ 60 navires erraient dans les mers du monde, bloquant environ 2.000 marins à leur bord. Les ports ont en effet peur que la compagnie ne soit pas en mesure de payer les frais de mouillage et de déchargement des marchandises. C’est à l’aune de ces anecdotes que l’on mesure la gravité de la crise que traverse l’armateur coréen et l’impact qu’elle peut avoir sur l’économie du monde entier.

La partie émergée de l’iceberg

On peut imputer trois grandes origines à la situation que connaît aujourd’hui l’entreprise coréenne :
– La première est directement liée à l’état de l’activité de fret en général. En effet, depuis la crise financière et bancaire de 2008, dont les effets continuent de secouer le monde, le secteur du fret maritime est en surcapacité. Alors que l’économie mondiale peine à se relever, les armateurs ont dû gérer et absorber l’arrivée d’un grand nombre de bateaux neufs entre 2007 et 2009 (commandés dans la première partie des années 2000, voire avant). Si certains secteurs parviennent à tirer leur épingle du jeu, notamment le transport de vrac solide, lié à l’appétit chinois et indien pour les ressources minérales (fer, charbon…), la plus grande partie des secteurs d’activité ont vu leurs prix s’effondrer sous la multiplication de l’offre de transport.
– La deuxième émane de l’état de l’économie mondiale. Puisque 90% des marchandises du monde sont transportées par navire, un ralentissement de la demande se ressent immédiatement chez les armateurs pour qui des conteneurs à moitié pleins (dont le coût est estimé à 20 milliards de dollars par an pour les affréteurs du monde), la surcapacité et les coûts générés par des navires à quai alourdissent le poids de la crise.
– Enfin, la troisième concerne les stratégies d’entreprise dans le monde. Afin de se prémunir contre les effets néfastes de la crise de 2008 et favoriser un développement plus décentralisé, de nombreuses entreprises ont entamé la construction d’unités de production près des marchés locaux. Ainsi, General Electrics construit les pièces détachées de ses moteurs là où on en a besoin plutôt que de les expédier depuis les Etats-Unis d’Amérique. En 2015, et pour la première fois depuis les années 1950 (si l’on exclut la récession de 2009), le PIB mondial a augmenté plus vite que le trafic de conteneurs.

Hanjin Shinpping représente un cas isolé de quasi-faillite (on ignore encore si l’Etat coréen va voler au secours de son plus grand armateur), mais a valeur de prophétie pour tous les acteurs du fret mondial qui traverse les mêmes eaux agitées.

En effet, sur les 12 plus grands armateurs du monde, 11 ont annoncé des résultats négatifs pour le deuxième trimestre de l’année 2016. Ils s’attendent, de plus, à d’autres résultats négatifs pour les prochaines périodes, et la plupart n’ont pas confiance en l’avenir. Maersk Line, leader mondial, a déjà perdu plus de 100 millions d’euros au 30 juin 2016. Selon Drewry Shipping Consultants, on peut s’attendre à une perte de 9,3 milliards d’euros sur les 159 milliards de revenus totaux pour l’économie du fret maritime.

Le modèle des chaebols en difficulté

La quasi-faillite de Hanjin Shipping est-elle une manifestation de l’incompétence des conglomérats coréens ? Pas nécessairement. Ou du moins, pas entièrement. Hanjin Shipping a dû faire face à des conditions particulièrement difficiles dans un marché d’ores et déjà extrêmement concurrentiel. Néanmoins, il subsiste des failles dans la façon dont sont gérés les chaebols, au sujet desquels on peut légitimement se poser la question de leur efficacité à gérer des entreprises, en particulier en temps de crise. Le système coréen est basé sur des transferts familiaux (ou de proximité) des très hautes responsabilités au sein des conglomérats. Choi Eun-young, dirigeante de Hanjin Shipping de 2007 à 2014, était veuve d’un membre de la famille fondatrice. Néanmoins, plusieurs experts coréens et internationaux du droit et du fret sont d’accord pour dire qu’elle n’avait ni les capacités, ni les qualifications pour se retrouver à la tête du conglomérat. Dès lors, elle a été en mesure de planter les graines qui ont conduit à la situation que connaît aujourd’hui l’entreprise, puisque l’activité du fret connaît un certain délai entre les prises de décision et leurs conséquences (en particulier lorsqu’il s’agit de commandes de navires par exemple).

Les problèmes des chaebols ne sont pas tous liés à la passation de pouvoir au sein des conglomérats. On peut notamment penser aux récents déboires de Samsung, dont la batterie du dernier modèle de téléphone prenait feu dans la poche des utilisateurs. Il semble, en effet, difficile de connecter ces dysfonctionnements directement à la structure de l’entreprise. Néanmoins, les problèmes à répétition ont créé l’indignation publique. La population demande des comptes. On peut citer, par exemple, la série de crashs d’appareils de la compagnie Korean Air dans les années 1980-1990 imputés directement par le président Kim Dae Jung à la structure hiérarchique de l’entreprise ; ou encore, le scandale ironiquement intitulé « nut-gate » au cours duquel la fille du dirigeant de Korean Air s’est permise d’humilier publiquement une hôtesse lors d’un vol de la compagnie. Celle-ci ne lui avait pas servi ses cacahuètes sur une assiette.

Hanjin Shipping est-elle too big to fail ? Rien n’est moins sûr. Située à Newark, la Cour américaine des faillites est la seule institution à protéger l’armateur de ses créditeurs, en vertu du chapitre 15 du code de faillite américain. l Le gouvernement coréen a annoncé qu’il n’avait aucune intention de sortir du pétrin le conglomérat dont les pertes s’élèves à 1,8 million d’euros par jour. Pourtant, il a l’habitude de tout mettre en œuvre pour aider les chaebols en temps de crise. Peut-être que Hanjin Shipping servira d’exemple pour apaiser les foules uniquement… Ce dont on peut être certain, c’est que l’entreprise ne s’en sortira pas indemne : faillite simple ? Vente ? Sévère restructuration ? Le temps nous le dira.

La nécessité de s’adapter

Pour ce qui est des autres armateurs, il est clair que les temps sont durs. Les experts ne s’attendent pas à régler le problème de surcapacité de sitôt et on commence à entrevoir la finitude de l’économie mondiale. Il est temps pour les acteurs de ce marché porteur de se transformer. Plusieurs pistes sont à l’étude.

On peut citer par exemple la piste écologique qui s’impose aux armateurs autant par la réglementation internationale sur les rejets de gaz à effet de serre de plus en plus contraignante que par l’urgence environnementale qui s’impose. Des investissements dans des technologies telles que les épurateurs de NOx/SOx ou encore les systèmes de lubrification de coque via des bulles d’air (exemple : le système Mals de Mitsubishi Heavy Industries) permettront in fine aux armateurs de faire des économies sur la propulsion et d’être plus compétitifs.

L’heure est également aux rassemblements. Maersk et MSC ont déjà joint leurs forces pour créer 2M, premier groupe d’armateurs du monde. Aujourd’hui, ce sont CMA-CGM, Cosco Container Lines, Evergreen Line et Orient Overseas Container Line de créer l’Ocean Alliance. Les alliances ont plusieurs avantages : partage des routes, remplissage conjoint des conteneurs pour faire baisser les coûts de fonctionnement des super-navires (déjà moins chers au conteneur transporté) …

De plus, des initiatives innovantes se développent. L’empty container exchange, par exemple, permet l’échange d’équipement inutilisé entre armateurs, opérateurs et autres entreprises de logistique.

Ainsi, si l’innovation technique est déjà en marche depuis de nombreuses années, des innovations commerciales et managériales se développent et vont devoir continuer à se développer. Les survivants seront les plus adroits. En ce sens, l’on peut avancer que le monde du fret maritime s’apprête à connaître une évolution disruptive.
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