ANALYSES

Moldavie : reste-t-il une chance ?

Tribune
15 novembre 2016
Par Vincent Henry, doctorant "Laboratoire Lipha", Université Paris-Est, diplômé d'IRIS Sup'
Aux marges de l’Europe, la Moldavie, pays associé à l’Union européenne mais où l’influence politique, culturelle et économique de Moscou reste très forte, a désigné son président de la République, le 13 octobre. Pour la première fois depuis vingt ans, les Moldaves étaient appelés à élire directement leur président.

La victoire du candidat socialiste Igor Dodon avec plus de 52% est présentée comme une nouvelle avancée de la Russie. Qu’en est-il vraiment dans un pays où chaque élection importante est rituellement annoncée comme un moment de choix crucial entre Est et Ouest ?

Plus qu’une victoire de la Russie, l’élection d’Igor Dodon est la conséquence presque logique de la naïveté, des hésitations et des faiblesses de l’Union européenne à ses marges orientales. Vouloir l’expliquer par la seule influence de Moscou est peut-être un moyen facile de nous dédouaner de nos erreurs.

La chute de l’élève modèle du partenariat oriental

En avril 2009, l’arrivée au pouvoir de forces pro-européennes est saluée comme une grande avancée dans la région. Dans les années qui suivent, l’Alliance pour l’intégration européenne est déchirée par les rivalités internes mais elle est fortement soutenue par l’Union européenne avec laquelle la Moldavie signe un accord d’association en 2014. Malgré ses succès diplomatiques, le gouvernement n’arrive plus à cacher ses nombreux dérapages ; corruption, népotisme, détournements de fonds, trafic d’influence.

Une affaire va faire déborder le vase : A la fin de l’année 2014, un milliard d’euros disparait des trois principales banques moldaves, mystérieusement prêtés à travers un circuit financier complexe à des emprunteurs difficilement identifiables. Un détournement gigantesque qui n’a été possible qu’avec la complicité, ou au mieux la passivité, des plus hautes autorités.

Face à ce scandale sans précédent, les bailleurs de fonds internationaux dont l’Union européenne stoppent leur aide. L’année 2015 sera marquée par une grave instabilité et par de nombreuses manifestations populaires. Les rues de la capitale sont d’abord occupées par des mouvements pro-européens issus de la société civile et hostiles au gouvernement, puis par des mouvements unionistes qui réclament un rattachement à la Roumanie voisine. Plus tard, l’opposition pro-russe multiplie les démonstrations de force. Elle est représentée par le Parti socialiste dirigé par Igor Dodon et par « Notre parti » la formation du controversé Renato Usatii.

L’Etat confisqué et la résistible ascension d’un oligarque

Un des partis membres de l’Alliance européenne, le Parti démocrate, va mettre à profit cette crise pour se débarrasser de la concurrence.

En octobre, l’ancien Premier ministre Vlad Filat, figure du rapprochement avec l’UE, est accusé de détournement de fonds et arrêté. Cette arrestation lamine son parti [1] et fait chuter le gouvernement conduit par un de ses fidèles, Valeriu Strelet. Lors de son dernier discours, Filat avertit : son arrestation ouvre le champ libre au parti rival et à son principal financeur, le sulfureux homme d’affaires, Vlad Plahotniuc. L’incarcération expéditive ainsi que la peine sévère [2] qui s’ensuit montrent le côté prémonitoire de l’avertissement et l’influence de l’oligarque sur l’appareil judiciaire.

Quelques mois plus tard, en janvier 2016, le même Plahotniuc cherche à pousser son avantage jusqu’à briguer le poste de Premier ministre. A la surprise générale, le discret président de la République Nicolae Timofti bloque son ascension et refuse sa nomination.

Un de ses affiliés, Pavel Filip, est finalement nommé à la tête d’un gouvernement si impopulaire qu’il doit prêter serment de nuit et à huis clos. Il bénéficie néanmoins d’une majorité au parlement jusqu’en 2018. Une seule concession est faite aux manifestants ; les prochaines élections présidentielles se feront au suffrage universel direct.

Le gouvernement a réussi à traverser la tempête. Pour ses nombreux détracteurs, il est le symbole de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Etat capturé ». Dans la pure tradition de nombreux pays ex-soviétiques, des partis politiques à l’idéologie de façade mettent les structures de l’Etat au service de groupes d’intérêts qui accaparent pouvoir et ressources.

Du bon usage de la rhétorique Est/Ouest

Face à la méfiance persistante des capitales européennes, le gouvernement spécule sur les désaccords entre les occidentaux dans leurs relations avec la Russie. Il met en place une partition bien rôdée, celle de la stabilité. Une promesse qui vise à rassurer l’Europe et à plaire aux milieux d’affaires, mais qui permet aussi d’espérer le soutien de partenaires très sensibles à la situation géopolitique du pays.

Parmi les pays occidentaux, l’évolution de la politique étrangère russe dans la région est perçue différemment, les Etats-Unis sont (étaient ?) plus prompts à y voir une menace immédiate. A l’intérieur même de l’Union européenne, les opinions divergent, Pologne et pays Baltes adoptent sans surprise une ligne dure à l’égard de Moscou, c’est également le cas de la Roumanie, fière de se déclarer le « meilleur allié » de Washington dans la région de la mer Noire.

Le gouvernement de Chisinau se tourne vers les Etats-Unis. Vladimir Plahotniuc lui-même, devenu « coordonnateur exécutif du conseil de l’alliance de gouvernement », y rencontre la vice-secrétaire d’Etat, chargée de l’Europe et de l’Eurasie, Victoria Nuland [3] ou les directeurs d’un think tank proche de l’OTAN, l’Atlantic Council.

La campagne du gouvernement est orchestrée par le groupe de lobbying de John Podesta [4] [5]. Le but est clair, montrer au monde que les USA sont disposés à soutenir Chisinau contre la garantie du maintien d’un cap pro-occidental.

L’opération n’est pas une totale réussite mais qu’importe, en Moldavie, les médias, en bonne partie sous contrôle, diffusent les images des délégations gouvernementales aux côtés de personnalités américaines.

La Roumanie est une autre cible de la campagne de « sensibilisation ». Début 2016, Bucarest était vent debout à l’idée d’une prise de pouvoir par le groupe de Plahotniuc jugé trop proche de Moscou. Pourtant le gouvernement roumain change d’avis, inquiet de la popularité de l’opposition pro-russe. Au nom de sa relation particulière avec Chisinau, il accorde à la Moldavie un prêt de 150 millions d’euros, au grand dam de ses partenaires européens.

La géopolitique en spectacle

Au printemps, quelques véhicules de l’OTAN et un petit groupe de soldats américains sont invités à participer à des exercices de déminage avec l’armée moldave. Des groupes de sympathisants du Parti socialiste, drapeaux rouges au vent, tentent d’arrêter devant les caméras, l’avancée, dans ce pays neutre, des Américains venus de Roumanie.

Les mouvements unionistes multiplient les manifestations. Serpent de mer de la politique moldave et roumaine, l’unionisme est un projet qui reste mal défini au-delà des élans romantiques. Ses partisans sont désunis et leur message souvent contradictoire. Pour de nombreux analystes, l’idée est aujourd’hui entretenue et relancée à dessein, quitte à manipuler ses partisans sincères, pour diviser la population.

Pour ne pas être en reste, la Transnistrie autorise de son côté des manœuvres militaires russes sur son territoire. Le controversé Dimitri Rogozine, vice-Premier ministre de la Fédération de Russie, alterne visite à Tiraspol, capitale de la république auto-proclamée de Transnistrie, et déclarations menaçantes à l’encontre de la Roumanie. Le leader socialiste Igor Dodon réaffirme son intention d’adhérer à l’Union douanière euro-asiatique et de fédéraliser la Moldavie.

Quelques mois avant la campagne présidentielle, le cirque géopolitique bat donc son plein. La stabilité promise par le gouvernement est présentée comme plus que jamais nécessaire. Le piège qui divise depuis des années les citoyens moldaves semble se refermer à nouveau.

Une campagne présidentielle inattendue

La campagne électorale débute en septembre dans une étrange atonie. Igor Dodon est le favori des sondages, le président du Parti démocrate Marian Lupu se fait l’avocat du gouvernement et de son orientation pro-européenne, Mihai Ghimpu, leader du Parti libéral, soutien du gouvernement, reprend l’antienne de l’unionisme. Les pro-européens « alternatifs » sont divisés, représentés par trois candidatures ; celles du leader des mouvements de 2015, Andrei Nastase, de l’ancienne ministre de l’Education, Maia Sandu et de l’ancien Premier ministre Iurie Leanca.

Personne n’attend grand-chose de cette campagne pour un poste sans grand pouvoir. Le camp gouvernemental ménage Dodon et s’en prend violemment aux autres candidats européens. Il devient évident qu’il se prépare à une cohabitation où chacun sera dans son rôle, un pro-russe sans grande possibilité d’agir à la présidence, un gouvernement pro-européen en posture de rempart aux visées du Kremlin. Une cohabitation orchestrée par la politique du « Kompromat » qui consiste à contenir son adversaire grâce aux informations que l’on détient sur lui.

Un premier coup de théâtre secoue la campagne électorale. Mi-octobre Andrei Nastase renonce à sa candidature pour soutenir Maia Sandu, le candidat du gouvernement se retrouve largement dépassé dans les sondages.

Marian Lupu est menacé d’une défaite humiliante, le deuxième coup de théâtre survient. A quelques jours du vote, accompagné de Vlad Plahotniuc, il déclare publiquement renoncer à sa candidature pour soutenir Maia Sandu et le parcours européen de la Moldavie.

Ce « soutien » est un baiser de Judas car les deux principaux candidats s’affrontent sur la nécessité de reprendre le pays des mains du système oligarchique.

Où les masques tombent

Malgré une forte abstention, les résultats du premier tour sont sans appel. Igor Dodon manque de peu de l’emporter avec 48% des voix, Maia Sandu est deuxième avec près de 39%.

Les habituels débats géopolitiques ne sont pas au centre de cette campagne. Dodon ne dénonce pas l’Accord d’association avec l’UE même s’il le trouve imparfaitement négocié. Les deux candidats se retrouvent sur la nécessité d’un dialogue constructif avec Moscou.

L’enjeu principal est de montrer à quel point l’adversaire est lié au « système ».

Maia Sandu est attaquée sur sa proximité supposée avec Vlad Filat et sa participation au gouvernement aux côtés du Parti démocrate. Ses réformes sont dénoncées notamment la fermeture d’établissements scolaires par souci d’économie.

Le candidat socialiste est obligé de grossir le trait pour démontrer que sa concurrente fait partie du système. Maia Sandu n’a pas à se donner tant de mal. Les agissements de l’ancien ministre de l’Economie, ses trahisons politiques, l’origine de ses biens ou celle du financement de son parti posent questions. Igor Dodon se retrouve donc mal placé pour mener campagne sur la probité, il prend position sur le terrain des « valeurs ».

Le candidat socialiste, qui n’est pas une contradiction près, se définit comme un « conservateur » attaché à l’identité moldave et à la famille traditionnelle. Il associe ces valeurs à la religion orthodoxe et s’en fait le défenseur contre une libéralisation des mœurs et une perte d’identité qu’il attribue à « l’européanisation » de la société. Dans sa croisade, il s’acharne sur une loi s’opposant aux discriminations des minorités sexuelles votée dans le cadre du rapprochement avec l’Union européenne. L’homophobie, qui doit autant à l’Eglise orthodoxe qu’au passé soviétique, est utilisée comme arme contre Sandu accusée d’être soutenue par les associations LGBT.

Entre les deux tours, les hiérarques de l’Eglise orthodoxe de Moldavie prennent fait et cause pour le candidat socialiste. Ils mettent publiquement en cause l’appartenance religieuse de Sandu, célibataire sans enfant, que les prélats décrivent fort peu charitablement comme « une femme stérile » qui n’aurait pas « rempli sa fonction naturelle ».

Autre menace pour les valeurs traditionnelles ; les migrants. Une rumeur court, Maia Sandu aurait promis à Angela Merkel l’accueil de 30000 réfugiés syriens en échange de son soutien. Cette rumeur est reprise par la plus suivie des chaînes de télévision, Prime. Un reportage y montre trois étudiants syriens appelant à soutenir Maia Sandu, prête à accueillir leurs compatriotes. La manipulation est dénoncée mais le mal est sans doute fait et Vlad Plahotniuc qui contrôle Prime confirme être un bien douteux soutien.

Deux Moldavies, un seul système

Au fil de la campagne, l’électorat des deux candidats se dessine clairement.

L’objectif de Maia Sandu est de mobiliser les abstentionnistes et la diaspora. Elle est aidée par un élan civique des Moldaves de l’étranger qui lancent des appels au vote par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Les ressorts de cette campagne parallèle sont plus grossiers mais efficaces ; les enjeux de l’élection sont dramatisés ; le mouvement est majoritairement le fait de jeunes qualifiés partis étudier et travailler en Occident, en dépit des sacrifices imposés par cette expatriation, ils sont les gagnants de l’ouverture de la Moldavie. Pour cette fraction de la population, il faut battre Dodon le Russe mais aussi son électorat trop souvent décrit comme « les déplorables » d’une autre élection récente.

Pour assurer sa victoire, Igor Dodon doit maximiser le vote ethnique en ciblant les régions à forte population russophone en agitant le péril unioniste, mais il s’adresse surtout à un électorat populaire souvent rural qui dépasse les segmentations ethniques. L’électorat d’Igor Dodon est largement composé de ceux qui n’ont pas pu bénéficier de l’ouverture à l’Union européenne, trop âgés, trop isolés, trop peu qualifiés pour envisager leur vie ailleurs ou intégrer les rares secteurs économiques porteurs, un électorat auquel il faut ajouter ceux qui ont pâti de l’embargo imposé par la Russie. Une population plus traditionnaliste, inquiète des évolutions du monde souvent présentées de façon déformée par certains médias. Un électorat sensible au message d’une église dont les liens avec le pouvoir sont troubles et qui, comme dans l’ensemble du monde orthodoxe, constitue une opposition sourde à la philosophie libérale.

Le public d’Igor Dodon est également le plus touché par les effets des réformes demandées par l’Union européenne ou les bailleurs internationaux. Argent détourné par les uns, réformes appliquées à la hussarde pour les autres par un gouvernement peu apte à mettre en place des politiques publiques équilibrées. Politiques d’austérité, privatisations, réduction des dépenses publiques menées au profit des plus forts. Ces mesures laissent en déshérence des populations et des régions entières.

Au-delà de leur polarisation, les deux votes expriment une protestation contre un même objet, perçu de façons différentes : un système corrompu qui se perpétue en balançant constamment entre deux blocs antagonistes.

A l’Est, rien de nouveau

Le second tour est émaillé d’incidents. Les rumeurs de fraude circulent. Irrégularités ou lacunes administratives, elles n’ont pas fait pencher la balance.

Les résultats confirment les constatations du premier tour. La capitale et les régions limitrophes qui concentrent services et secteurs d’activité fonctionnels et la diaspora optent pour Maia Sandu. Le reste du pays choisit Igor Dodon, avec une majorité écrasante dans les régions russophones, mais le candidat socialiste remporte également des départements où la présence des minorités est faible. Maia Sandu n’a pu refaire son retard malgré une participation en hausse.

Igor Dodon est donc élu. Il se présente comme un dirigeant à poigne mais à l’écoute du peuple. Il s’engage à lutter contre le système, promet un Etat protecteur et la défense de la nation moldave. Il est l’ami de la Russie et de l’Europe. Un profil devenu fréquent.

La Russie salue cette victoire, la presse occidentale y voit une nouvelle alerte. Le gouvernement de Chisinau se déclare prêt à collaborer avec le président élu et que la direction européenne de sa politique n’est pas remise en cause. La Commission européenne accueille avec quelques réserves l’élection du président en rappelant la nécessité des réformes . Le même jour, le Conseil des affaires étrangères européen félicite les pays du partenariat oriental de leurs progrès.

Maiavem o sansa ? [6]

La possibilité d’une évolution politique en Moldavie est cependant apparue pendant cette campagne électorale. Une opposition pro-européenne unie a pris forme et obtenu sans grands moyens ni expérience un résultat inespéré. Cette opposition a démontré plusieurs choses. Il est possible de mener une campagne réussie en s’adressant à tous les citoyens sans les diviser par ethnies, sans faire référence à un protecteur ou une à une menace extérieure, il est possible qu’une femme mène cette campagne. La campagne de Maia Sandu a également montré que les Moldaves de l’étranger et que les jeunes pouvaient se mobiliser s’ils savaient pour qui voter. Cette opposition doit aujourd’hui convaincre qu’elle peut-être aussi celle de catégories plus défavorisées.

Les élections présidentielles ont une dimension symbolique. La majorité a tourné la tête vers la Russie plus souvent par dépit que par envie, mais Igor Dodon, sans grand pouvoir, ne pourra rester que dans une opposition de façade. Le véritable enjeu sont les élections législatives prévues en 2018, à l’opposition européenne de les préparer au mieux, si l’UE garde la volonté de ne pas se couper de ses marges, il reste une chance.

[1] Le Parti libéral démocrate de Moldavie
[2] Neuf ans de prison ferme
[3] Victoria Nuland est connue entre autre pour des propos peu amènes vis-à-vis de l’Union Européenne, tenu en pleine crise ukrainienne.
[4] Le directeur de la campagne électorale d’Hillary Clinton
[5] Cf ; https://www.opendemocracy.net/od-russia/eleanor-knott-mihai-popsoi/our-man-in-moldova-plahotniuc
[6] En roumain ; il nous reste une chance, slogan de campagne utilisant le prénom de la candidate.
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