ANALYSES

Fin de cycle sur les marchés de matières premières : un nouveau paradigme économique et géopolitique ?

Tribune
25 janvier 2016
Prix du pétrole à moins de 30 $ le baril (contre près de 148 $ en juillet 2008), 4 365 $ la tonne de cuivre (contre plus de 10 000 $ en 2011), 164 $ la tonne de maïs (contre près de 370 $ en 2012)… En ce début d’année 2016, portés par l’effondrement des marchés boursiers en Chine et par la crainte d’une décélération marquée de l’activité économique mondiale, les différents marchés de matières premières (et en corollaire les principaux pays producteurs) subissent de nouveaux accès de faiblesses, après ceux enregistrés durant toute l’année 2015. Derrière la lecture conjoncturelle, se cache une question fondamentale en économie des matières premières relative au cycle économique et au cycle de prix. En effet, il est dans la nature même des marchés de matières premières (faible élasticité de la demande au prix à court terme, forte propension à l’investissement dans les capacités de production de manière non coordonnée entre les acteurs) d’être en déséquilibre à court et moyen terme. A long terme, l’étude de la dynamique des prix sur ces marchés nécessite de s’intéresser à un ensemble de facteurs économiques (coût marginal de production, coûts des substituts…), géopolitiques (relations entre les acteurs), stratégiques (évolutions des organisations de producteurs et/ou de consommateurs), ainsi qu’à leurs interactions. Ainsi, la cyclicité et la volatilité des prix des matières premières est une composante naturelle de ces marchés ! Le paysage actuel nous renvoie deux interrogations : en quoi le cycle de prix observé entre 2001 et 2008 puis entre 2009 et 2012 est-il différent des cycles précédents ? Va-t-on retrouver les niveaux de prix observés avant la décennie 2000 sur ces marchés ?

Retour sur la notion de « super cycle »

Dans l’histoire des marchés de matières premières, on identifie généralement trois épisodes de forte hausse des cours sur les marchés. Le premier aurait suivi la grande dépression des années 1930 et ne reflèterait, au final, qu’un rattrapage à la hausse sur les principaux marchés. Le second -1949/1952-, limité à quelques trimestres, a trouvé son origine dans les conséquences, notamment en termes de constitution de stocks de sécurité, de la guerre de Corée. Durant cette période, les prix des matières premières ont augmenté, en moyenne, de 45 %, avec une poussée des prix des produits agro-industriels (+ 84 %) et, dans une moindre mesure, des cours des métaux et minéraux (+ 34 %), l’Asie étant, à l’époque, un acteur central pour ce type de commodités. Le troisième -début 1970- reste évidemment marqué par l’existence de facteurs exogènes (chocs pétroliers), mais trouve son origine structurelle dans la hausse des prix des produits agricoles (+ 60 % entre 1971 et 1974), en raison d’aléas climatiques prononcés. Au final, durant cette période marquée par le quadruplement des prix du pétrole, les prix des autres matières premières ont triplé !

Durant ces trois périodes, en corollaire de facteurs exogènes (guerres, décisions des pays de l’OPEP), le catalyseur des mouvements de hausse des cours a toujours été la vigueur de la croissance mondiale (accélération de 2,6 % à 7,2 % entre 1949 et 1951, croissance moyenne de 5 % entre 1971 et 1973), portée notamment par un rebond de la production industrielle. A cet égard, l’évolution observée durant les années 2000 a suivi une logique similaire. Toutefois, exception faite de ce facteur, la tendance observée entre 2001 et 2008 s’est révélée très spécifique. Le rebond des cours a été particulièrement rapide et s’est généralisé progressivement à l’ensemble des marchés. En outre, il a atteint, en termes d’intensité, des niveaux inégalés : + 130 % pour les prix des matières premières industrielles entre 2001 et 2007, contre + 55 % entre 1971 et 1974. Enfin, si les cycles de hausse des prix avaient jusqu’ici duré, en moyenne, 27 mois, le mouvement initié fin 2001 ne s’est achevé, dans sa première phase, qu’avec la crise financière internationale de 2007-2008, avant que la dynamique des prix retrouve une certaine vigueur entre 2009 et début 2012.

L’originalité de ce dernier cycle tient également aux segments de marchés concernés par l’envolée des cours. En effet, durant le 20ème siècle, les cycles haussiers étaient plutôt guidés par des mouvements marqués sur les produits agricoles ou par des changements d’ordre structurel et d’organisation industrielle (abandon des prix producteurs sur certains marchés, désintégration de la chaîne pétrolière et création de l’OPEP, etc.). Dans sa composition, ce cycle a reposé dans un premier temps sur le dynamisme des cours des principaux métaux non ferreux, puis s’est diffusé aux marchés énergétiques à partir de 2004 et aux marchés de matières premières alimentaires par la suite. Chacun de ces marchés a atteint des plus hauts historiques, en termes courants et constants. Pour les marchés de matières minérales ou énergétiques, les délais de réponse particulièrement longs du côté de l’offre ont accentué le dynamisme des prix. Les mouvements de prix observés sur les marchés de matières premières depuis 2001 ont ainsi été qualifiés de « super cycle ». Ce terme est généralement associé à un mouvement de hausse prolongée des prix durant plusieurs décennies, en liaison avec l’industrialisation ou l’urbanisation d’une économie majeure (exemple des États-Unis au 19ème siècle). Évidemment, derrière la notion de « super cycle » se cache, durant la dernière décennie, la Chine et son modèle d’industrialisation.

L’ogre chinois s’est affirmé comme le price maker des marchés

Représentant environ 15 % du PIB mondial en 2015, contre moins de 3 % en 1976, la Chine a connu une période de croissance ininterrompue supérieure à 10 % depuis près de 30 ans. Elle est devenue, en une décennie, le 1er consommateur mondial sur la majorité des marchés de matières premières et le principal importateur. Elle représente ainsi aujourd’hui près de 54 % de la consommation d’aluminium, 50 % de celle de nickel ou 48 % de celle de cuivre. Pour l’ensemble des marchés de métaux non-ferreux (aluminium, cuivre, étain, nickel, plomb, zinc…), son poids est supérieur à 40 % de la consommation mondiale. Sa part dans la demande mondiale de coton (30 % en 2015) ou dans les nombreux marchés de matières premières alimentaires (30 % pour huile ou le tourteau de soja, 30 % pour le riz, 22 % pour le maïs, 17 % pour le blé…) en fait un acteur global sur les marchés. En outre, la consommation chinoise a, pour de nombreuses matières premières, dépassé la moyenne mondiale et, pour de nombreux métaux non-ferreux, atteint des niveaux de consommation par tête comparable à ceux des Etats-Unis. Au final, son poids dans la consommation mondiale de pétrole – environ 12 % – ou de gaz (5,5 %) est relativement plus faible que sur les autres segments de matières premières ; seule sa part dans la demande mondiale de charbon dépasse les 50 %.

Sur la période 2001-2008, les taux de croissance du PIB chinois et de sa production industrielle ont atteint respectivement 10,5 % et 11,5 % l’an, quand le secteur de la construction enregistrait une croissance de près de 12 %. En 2015, le PIB de la Chine a atteint 6,9 %, avec une production industrielle à 6 % et un secteur de la construction au ralenti. Pourtant, le paysage de la demande chinoise est bien plus contrasté qu’il n’y parait : certes, la Chine enregistre un ralentissement marqué, entrainant celui de ses importations de matières premières, notamment de charbon (une diminution de près de 30 %) ; mais certains segments de marchés conservent une forte dynamique, comme celui du soja (près de 15 %), du pétrole (+ 9 %), du caoutchouc naturel (+ 4 %) ou du minerai de fer ( + 2 %). Signalons également que l’année 2014 avait constitué, en termes d’importations chinoises, une année exceptionnelle.

Offre et/ou demande : où se situe le déséquilibre ?

En décembre 2015, selon l’indice du FMI, les prix de l’ensemble des matières premières s’affichaient encore à des niveaux de 80 % (70 % pour les matières premières non énergétiques) supérieurs à ceux observés en décembre 2001. Dans le retournement actuel, la question se pose de savoir à quel niveau les prix des matières premières pourraient se stabiliser.

Côté demande, la croissance mondiale, certes ralentie, se situerait autour de 3 % en 2016, mais également en 2017 et 2018. Le ralentissement en Chine, accompagné d’une probable mais difficile sortie de récession pour le Brésil et la Russie, ne permettrait pas de stimuler les marchés de matières premières qui pourraient être uniquement tirés par la croissance indienne. Seule la volonté chinoise de se constituer des stocks stratégiques de matières premières pourrait alimenter la demande d’importations, notamment en pétrole. Le prochain retournement à la hausse sur les marchés pourrait, a contrario, être guidé par le comportement actuel des producteurs, ces derniers réduisant de manière très marquée leurs investissements. L’exemple du secteur maritime est éclairant sur ce point. L’indice Baltic Dry Index cotait début janvier à 373 point, soit son taux le plus bas depuis près de 30 ans. Sur certains segments du transport maritime, il faut actuellement payer moins de 10 % du prix affiché en 2008 lors de l’envolée des prix du transport de matières premières. Cette situation a été favorisée par les investissements massifs réalisés par les acteurs du secteur entre 2004 et 2008 et qui ont été progressivement mis sur le marché à partir de 2009, dans un contexte où la demande de matières premières commençait à décélérer.

Plus globalement, le boom chinois observé sur les marchés entre 2001 et 2008 a eu d’autant plus d’impact qu’il s’est confirmé/renforcé, après une décennie 1990 marquée par un désintérêt des investisseurs pour le secteur minier et par un mouvement profond de rationalisation des principales activités industrielles, notamment dans le secteur des métaux non ferreux. Entre 1997 et 2002, les budgets d’exploration des compagnies minières ont ainsi été divisés par deux, avant de repartir à la hausse en 2004, soit deux ans après le rebond de la demande mondiale. Ce décalage cyclique est monnaie courante dans les activités industrielles. Toutefois, il a été exacerbé, notamment sur les marchés pétroliers et miniers, par la hausse des prix des matières premières elle-même ! Cet élément a, de facto, renchéri le coût des projets et retardé les décisions d’investissement, des éléments auxquels il convient d’ajouter une saturation des carnets de commandes, en raison, notamment, d’un manque de personnel qualifié.

Sur de nombreux marchés de matières premières, le déséquilibre est ainsi de prime abord la résultante du décalage entre la décision d’investissement et sa réalisation. En outre, sur certains marchés, des effets mémoires (ou effet d’inertie) existent : ils résultent des évènements passés sur certains secteurs. Ces décalages sont sources de forte volatilité des prix à la hausse et à la baisse et alimentent les systèmes de croyance des acteurs, notamment sur les marchés financiers. Sur de nombreux marchés en surcapacité, les acteurs ont d’ores et déjà entrepris de réduire massivement leurs dépenses d’investissement. Sur le marché pétrolier, les compagnies internationales ont ainsi réduit leur investissement dans une fourchette comprise entre 10 % et 20 % et les compagnies nationales entre 10 % et 35 % en 2015. Pour 2016, la dynamique de réduction des investissements devrait s’accélérer. Dans le secteur des matières minérales et énergétiques, la réduction des investissements pourrait atteindre plus de 20 %, un chiffre qui pourrait encore être révisé à la baisse en cas de nouvelle baisse marquée des cours. Dans ce contexte, on peut affirmer que le rééquilibrage sur les marchés de matières premières a déjà commencé, les producteurs rationalisant massivement leurs outils de production et réduisant leurs investissements.

Ces bouleversements sur les marchés de matières premières ont de nombreuses conséquences géopolitiques. D’une part, ils mettent en exergue la dépendance de nombreux pays producteurs à la santé économique de la Chine et l’absence de développement endogène dans de nombreuses régions du monde. D’autre part, ils devraient remettre en cause les politiques de nationalisme des ressources observées durant la décennie précédente dans de nombreux pays producteurs (Chili, Venezuela…). En effet, à l’inverse de la décennie 2001-2008, au cours de laquelle les pays détenteurs de ressources possédaient un avantage comparatif sur les marchés, la fragilité de leur situation financière devrait les forcer à se faire concurrence pour attirer les investissements internationaux et les obliger à offrir des conditions attractives. Enfin, la question se pose quant aux prochains relais de croissance sur les marchés mondiaux. Derrière le ralentissement chinois se pose la question des nouvelles frontières de croissance mondiale : l’Afrique ?

Fin de partie, fin de cycle ?… un nouveau paradigme économique et géopolitique est sûrement en train de naître sur les marchés de matières premières !
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