ANALYSES

Brésil, entre démocratie hégémonique et « bordaberrisme »

Tribune
18 mars 2019


Qu’est-ce qu’une démocratie hégémonique ? Réponse : c’est un régime électif « sans limites » institutionnelles, et sous influence militaire. La définition a été proposée par Alain Rouquié dans diverses publications[1]. Et qu’est-ce qu’un gouvernement en voie de « bordaberrisation » ? Réponse : c’est un gouvernement civil élu qui passe la main à une autorité militaire. C’est ce qu’a fait le président uruguayen élu en 1971, Juan Maria Bordaberry, en suspendant le parlement et en cédant le pouvoir effectif aux forces armées le 27 juin 1973.

Le Brésil était, depuis la destitution inconstitutionnelle de la présidente élue Dilma Rousseff en 2016, une démocratie aux ailes rognées par les pouvoirs économiques, leurs médias, et les confessions chrétiennes de la prospérité par une majorité d’élus et de magistrats instrumentalisés par ces groupes. Le Brésil est depuis 2018 une démocratie sous influence militaire, en risque de dictature élue à la « Bordaberry ».

L’institution militaire a donné publiquement de la voix à partir de 2015, peu après la réélection présidentielle de Dilma Rousseff (Parti des Travailleurs – gauche). Critiques à caractère politique qui n’ont pas ou peu été sanctionnées par l’autorité civile. Le général d’active Antonio Hamilton Martins Mourão, chef du Commandement sud, a « ouvert le feu » le 17 septembre 2015 en critiquant la capacité de la présidente. Le 15 octobre suivant, il a organisé un hommage à la mémoire du colonel Brilhante Ustra, responsable des tortures infligées à Dilma Rousseff pendant la dictature militaire. Le 15 septembre 2017, ce général a évoqué l’éventualité d’une intervention militaire « pour apporter une solution au problème politique » s’il n’est pas « réglé par la voie judiciaire ». Considérant que le nouveau chef d’État, Michel Temer, n’était pas à la hauteur, il l’a interpellé publiquement en décembre 2017 sur « sa gestion chaotique ».

Ces contestations répétitives du pouvoir n’ont pratiquement pas été sanctionnées. Le général Mourão a été muté dans une affectation placard, au Secrétariat de l’économie et des finances de l’armée de terre en octobre 2015. Il a été placé en réserve, après ses déclarations visant le Président de fait, Michel Temer, en 2017. On constate à partir de ce moment-là un regain d’interventionnisme collectif des forces armées. Pour la première fois depuis la création d’un ministère de la défense, un militaire, le général Joaquim Silva e Luna, occupe ce poste depuis le 26 février 2018. Quelques mois plus tard, le 3 avril 2018, le chef d’État-major de l’armée de terre Eduardo Villas Bôas a rappelé à l’ordre le Tribunal suprême qui s’apprêtait à examiner une demande d’habeas corpus présentée par les avocats de l’ex-président Luiz Inacio Lula da Silva. Le Tribunal a obtempéré et envoyé l’ex-chef d’État en prison. Quelques mois plus tard, le président du Tribunal suprême recrutait le premier adjoint du chef d’État-major de l’armée de terre comme conseiller particulier. Ce conseiller, le général Fernando Azevedo e Silva, est depuis le 1er janvier 2019 ministre de la Défense de l’ex-capitaine Jair Bolsonaro, élu président de la République le 28 octobre 2018.

La victoire électorale de l’ex-capitaine a eu une traduction militarisée immédiate. Son vice-président n’est autre que le général de réserve Antonio Hamilton Mourão.  8 des 22 ministres sont généraux, les principaux rouages de tous les ministères ont été attribués à des officiers de haut rang. La feuille de route présidentielle assume ces choix institutionnels militarisés. Le Plan de gouvernement diffusé en 2018 pendant la campagne électorale par Jair Bolsonaro attribue aux forces armées un rôle central. Elles ont, selon ce Plan, « en 1964 » non pas pris le pouvoir par la force, « mais anticipé un coup d’État communiste ». Elles ont vocation à structurer la Nation ; profession de foi renouvelée par le Président Jair Bolsonaro le 7 mars 2019 à l’occasion du 211e anniversaire des fusiliers marins. « Démocratie et liberté n’existent que lorsque les forces armées le veulent », a-t-il déclaré.

Cette présence militaire de plus en plus évidente pourrait-elle aller encore plus loin ? Le président élu, Jair Bolsonaro, pourrait-il sous une forme ou une autre, céder un peu plus de terrain institutionnel aux forces armées ?

La perte de crédibilité du président Bolsonaro préoccupe ceux qui ont soutenu et financé sa campagne : les agro-exportateurs inquiets des conséquences d’une politique extérieure qui prétend donner une suite effective aux propos de campagne anti-communistes en réduisant les échanges avec la Chine, premier partenaire commercial du Brésil ; les milieux d’affaires qui ont mal vécu la piètre performance du président au Forum de Davos ; les militaires qui ne souhaitent pas aligner la politique extérieure du pays sur les États-Unis, au point d’engager des actions agressives contre le Venezuela ou de délocaliser l’ambassade du Brésil en Israël, de Tel-Aviv à Brasilia ; tous enfin regardent avec une perplexité inquiète le faisceau de présomptions impliquant la famille Bolsonaro dans l’assassinat à Rio de Janeiro, le 14 mars 2018, de la conseillère progressiste, féministe et anti-raciste Marielle Franco. Il reste au président Bolsonaro une session rattrapage, réussir l’adoption jugée prioritaire par tous ses parrains électoraux d’une nouvelle loi de protection sociale et de retraites réduisant la charge financière de l’État. Un projet accordant un statut préférentiel, d’exception budgétaire aux forces armées et de police.  L’exercice, en dépit de l’écrasante majorité conservatrice et libérale des deux Chambres, n’est pas acquis. La grogne sociale de beaucoup de ceux qui ont voté Bolsonaro pour nettoyer les « écuries d’Augias », et qui se sentent grugés, pèse sur députés et sénateurs.

Jair Bolsonaro peut rater la marche et l’adoption de cette loi de régression sociale. Serait donc ouvert, à ce moment-là, un éventuel scénario de relève au sommet de l’État, combinant pressions des milieux économiques sur une action de justice permettant l’ascension constitutionnelle au pouvoir du vice-président, le général Mourão. Ce n’est là, bien sûr, qu’une hypothèse parmi d’autres. « Cela sera ou ne sera pas », comme disent les conteurs…

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[1] Alain Rouquié, Entretien de Paulo Paranagua, dans le quotidien « Le Monde », 16 décembre 2016 et « Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques », Paris, Seuil, 2016
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