ANALYSES

Guerres d’influence : à qui servent les fake news ?

Interview
17 décembre 2018
Le point de vue de François-Bernard Huyghe


« C’est une fake news ! », « Attention aux fake news », « Il faut lutter contre les fake news » … Cette expression évoque souvent le flot de désinformation qui pollue les réseaux sociaux et le débat public, tout en démontrant le désarroi et le manque de moyens de l’appareil étatique d’abord, des journalistes, des ONG et des citoyens ensuite, pour les contrer. À qui servent les fake news ? Les loi anti-fake news sont-elles efficaces ? Les fake news peuvent-elles être un outil au service de l’influence des États ? Le point de vue de François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS.

Mouvement des gilets jaunes, attentat de Strasbourg, etc., nombreuses ont été les fake news autour de ces évènements. Comment l’expliquer ? Ce phénomène est-il en augmentation ?

Dans l’affaire des gilets jaunes et dans l’attentat de Strasbourg (qui a eu lieu ce mardi 11 décembre), beaucoup de fausses informations dans le sens le plus strict ont circulé, c’est-à-dire qu’ont été reportés intentionnellement des événements qui ne se sont pas déroulés. Par exemple, on a parlé de gens défigurés à l’acide, de rassemblements qui n’existaient pas, de blessés et des morts qui ne l’étaient pas, etc. C’est un aspect habituel en ce sens où à chaque fois qu’il y a des événements dramatiques, on voit se répandre de fausses nouvelles sur des personnages mystérieux, des événements, actes et décisions qu’on nous cacherait.

L’exemple le plus édifiant en termes de fake news est évidemment le 11 septembre 2001 (attentats du World Trade Center et du Pentagone) sur lequel maintes théories ont été émises, sur des gens qui n’étaient pas dans l’avion, sur plusieurs avions qui ne se sont pas écrasés, sur l’organisation de ces attentats par les services de renseignement américains, etc. On a vu la même chose au moment des attentats du Bataclan, de l’Hyper-Cacher et de Charlie Hebdo, où tout et n’importe quoi ont alimenté les fake news. Donc, d’une certaine manière, il est normal, lors d’événements dramatiques qui touchent l’affectivité collective, que les imaginations délirent un peu, créant périls et crimes imaginaires. Ceci n’est pas nouveau et s’est également produit en 1789, voire même dans la Rome antique.

En revanche, plusieurs éléments nouveaux sont à relever dans les affaires récentes. Premièrement, les gilets jaunes sont plus facilement victimes des fausses nouvelles, et ce pour plusieurs raisons. En effet, les personnes liées au mouvement des gilets jaunes échangent et discutent très majoritairement par le biais de Facebook. Or, sur Facebook, l’information dépend d’algorithmes d’une part et des personnes, groupes, pages et sites que vous « suivez » d’autre part. Ainsi, la véracité des informations transitant par Facebook n’est pas vérifiée par un ensemble de journalistes, ONG, institutions ayant autorité. Les réseaux sociaux sont par nature plus favorables aux rumeurs et aux fausses nouvelles, puisque chacun peut être émetteur au sein de ces écosystèmes.

Deuxième élément, le mouvement insurrectionnel des gilets jaunes est parti d’en bas, et n’était structuré ni idéologiquement ni politiquement ou syndicalement. Donc plusieurs « vedettes » sont nées spontanément sur les réseaux sociaux et tout particulièrement sur Facebook. Et ce ne sont pas forcément les plus malins. Ils peuvent être les plus « grandes gueules », les plus volubiles, ceux qui racontent les histoires les plus invraisemblables, ou qui ont l’imagination la plus délirante… L’exemple bien connu est la personne qu’on ne voit jamais, mais que tout le monde connait, et qui proclame qu’il s’agit d’un complot organisé par le gouvernement.

Le troisième élément important est que les fake news viennent aussi bien de la population, de la société civile, que du gouvernement. Du côté du gouvernement et des députés, on voit partir des fausses nouvelles comme celle de la personne effectuant un salut nazi sur les Champs-Élysées, démontrant ainsi par la preuve que le mouvement des gilets jaunes est synonyme de la peste brune…, ou des policiers défigurés à l’acide par les manifestants. Nouvelles qui sont parfaitement fausses et que certains députés et ministres devraient vérifier avant de les partager sur Internet et dans les médias traditionnels.

Quel bilan tirez-vous de la loi anti-fake news française ? Pourquoi vise-t-elle tout particulièrement Internet et les médias étrangers ? Quelles sont les dérives possibles de cette loi ?

Il est encore tôt pour parler bilan pour la loi anti-fake news française. C’est une loi à laquelle je me suis opposé pour deux raisons principales. La première est qu’elle ouvre la possibilité, en période électorale certes, de demander aux juges des référés obligeant les plateformes ou les réseaux sociaux à retirer des informations qui seraient douteuses ou supposément lancées avec une intention malicieuse. Or, d’une part, comment le juge des référés va-t-il établir ce qui est la vérité dans un délai très bref ? Il sera très probablement obligé de s’en tenir aux versions des sites de « fact-checking » ou des médias et ONG qui repèrent les fausses nouvelles. Mais dans la réalité, il adressera une injonction à Facebook, Google, etc., qui ont déjà des algorithmes pour retirer les fausses informations, puisque c’est dans leur intérêt de ne pas paraître comme le « royaume du mensonge ». Il n’y aura donc pas a priori de pouvoir effectif du juge, rendant ses décisions par conséquent très contestables. Par ailleurs, cela va renforcer la mentalité des gens qui pensent que le « système » nous ment, nous interdit de dire la vérité, nous présente une version partielle et partiale des événements d’actualité, et donc la paranoïa.

D’autre part, la loi anti-fake news donne, non pas aux juges des référés, mais au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), le droit de ne pas accorder de licence ou de retirer la licence aux médias étrangers qui feraient de la désinformation ou se livreraient à de la manipulation de l’information. Tout le monde l’a bien compris, cet aspect de la loi anti-fake news vise particulièrement Russia Today et Sputnik, et non Al-Jazeera, CNN ou Radio Vatican. Il s’agit donc d’un aspect extrêmement subjectif de la loi, car ceci permettrait d’ostraciser certains médias, certes payés par l’étranger, mais sur des critères qui pourraient être internes à l’appareil étatique français ou de politique intérieure, en renvoyant une fois de plus l’image d’un Big Brother où le gouvernement contrôle ce que nous pensons, voit ce que nous faisons, etc.

Comment les fake news peuvent-elles être un outil au service de l’influence des États ? Est-ce un phénomène nouveau ? Pour servir quels desseins ?

Ce phénomène n’est absolument pas nouveau. En effet, l’histoire proche et lointaine regorge de grands mensonges aussi spectaculaires que surprenants tels que la délation de Constantin qui a été l’un des fondements du pouvoir de l’Église, la fausse lettre du prêtre Jean, la dépêche d’Ems, etc. Il y a dans l’histoire des dizaines d’exemples de fausses accusations ou de faux documents qui ont servi à des fins politiciennes, et/ou liés aux intérêts de tels ou tels pays. Ce qui est toutefois nouveau, c’est que sur Internet, en créant de faux sites et comptes, en provoquant des mouvements de retweet, de groupes de diffusion, etc., il est relativement facile de donner énormément d’ampleur à des fausses nouvelles. Par ailleurs, avec des logiciels très grand public comme Photoshop, n’importe qui peut retoucher une photo. Mais il existe des techniques infiniment plus sophistiquées dites de « deep fakes » qui permettent de truquer des images animées et de faire prononcer à X, avec la bonne tonalité et le bon mouvement des lèvres, des phrases qu’il n’a jamais dites. Ainsi, la fabrique et la manipulation de l’information ne sont pas seulement dues aux hackers ou personnes étrangères mal intentionnées, mais également aux services d’États et autres officines.

En conséquence, les fake news ont pris énormément d’ampleur notamment depuis l’avènement d’Internet, à tel point qu’elles sont devenues quelque peu incontrôlables. Pour autant une fausse nouvelle à un effet limité, car elle est très vite signalée, démentie et repérée par les médias et ONG. Des études d’universitaires américains montraient que beaucoup de fake news sont partagées par les milieux très orientés idéologiquement, mais que leur effet global n’est pas très important. Les fake news ne peuvent, par exemple, pas changer le cours d’une élection, car les gens se renforcent dans leurs convictions.

En revanche, le fait qu’il y ait beaucoup de fake news d’origines diverses et variées (qui partent de la base, d’autres des dirigeants et des « élites », de l’étranger, de médias satyriques, de sites commerciaux essayant d’attirer autant de personnes que possible dans ce qu’on appelle les « pièges à clic », etc.) est quelque chose de beaucoup plus important et qui crée un doute à l’égard de l’autorité, des procédures d’accréditation, soit du caractère officiel de l’information. Ce qui n’est pas une bonne chose dans une démocratie. C’est un peu la rançon à payer pour la facilité de l’accès à l’information et c’est un peu trop facile d’accuser un État étranger ou des sites complotistes pour perturber l’opinion. Enfin, les fake news naissent et se nourrissent également de la faction croissante de la population française en rupture avec les « élites », qui ne croit plus ce que leur raconte le JT du soir ou le journal du matin.

« C’est une fake news ! », « Attention aux fake news », « Il faut lutter contre les fake news » … Cette expression évoque souvent le flot de désinformation qui pollue les réseaux sociaux et le débat public, tout en démontrant le désarroi et le manque de moyens de l’appareil étatique d’abord, des journalistes, des ONG et des citoyens ensuite, pour les contrer. À qui servent les fake news ? Les loi anti-fake news sont-elles efficaces ? Les fake news peuvent-elles être un outil au service de l’influence des États ? Le point de vue de François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS.

Mouvement des gilets jaunes, attentat de Strasbourg, etc., nombreuses ont été les fake news autour de ces évènements. Comment l’expliquer ? Ce phénomène est-il en augmentation ?

Dans l’affaire des gilets jaunes et dans l’attentat de Strasbourg (qui a eu lieu ce mardi 11 décembre), beaucoup de fausses informations dans le sens le plus strict ont circulé, c’est-à-dire qu’ont été reportés intentionnellement des événements qui ne se sont pas déroulés. Par exemple, on a parlé de gens défigurés à l’acide, de rassemblements qui n’existaient pas, de blessés et des morts qui ne l’étaient pas, etc. C’est un aspect habituel en ce sens où à chaque fois qu’il y a des événements dramatiques, on voit se répandre de fausses nouvelles sur des personnages mystérieux, des événements, actes et décisions qu’on nous cacherait.

L’exemple le plus édifiant en termes de fake news est évidemment le 11 septembre 2001 (attentats du World Trade Center et du Pentagone) sur lequel maintes théories ont été émises, sur des gens qui n’étaient pas dans l’avion, sur plusieurs avions qui ne se sont pas écrasés, sur l’organisation de ces attentats par les services de renseignement américains, etc. On a vu la même chose au moment des attentats du Bataclan, de l’Hyper-Cacher et de Charlie Hebdo, où tout et n’importe quoi ont alimenté les fake news. Donc, d’une certaine manière, il est normal, lors d’événements dramatiques qui touchent l’affectivité collective, que les imaginations délirent un peu, créant périls et crimes imaginaires. Ceci n’est pas nouveau et s’est également produit en 1789, voire même dans la Rome antique.

En revanche, plusieurs éléments nouveaux sont à relever dans les affaires récentes. Premièrement, les gilets jaunes sont plus facilement victimes des fausses nouvelles, et ce pour plusieurs raisons. En effet, les personnes liées au mouvement des gilets jaunes échangent et discutent très majoritairement par le biais de Facebook. Or, sur Facebook, l’information dépend d’algorithmes d’une part et des personnes, groupes, pages et sites que vous « suivez » d’autre part. Ainsi, la véracité des informations transitant par Facebook n’est pas vérifiée par un ensemble de journalistes, ONG, institutions ayant autorité. Les réseaux sociaux sont par nature plus favorables aux rumeurs et aux fausses nouvelles, puisque chacun peut être émetteur au sein de ces écosystèmes.

Deuxième élément, le mouvement insurrectionnel des gilets jaunes est parti d’en bas, et n’était structuré ni idéologiquement ni politiquement ou syndicalement. Donc plusieurs « vedettes » sont nées spontanément sur les réseaux sociaux et tout particulièrement sur Facebook. Et ce ne sont pas forcément les plus malins. Ils peuvent être les plus « grandes gueules », les plus volubiles, ceux qui racontent les histoires les plus invraisemblables, ou qui ont l’imagination la plus délirante… L’exemple bien connu est la personne qu’on ne voit jamais, mais que tout le monde connait, et qui proclame qu’il s’agit d’un complot organisé par le gouvernement.

Le troisième élément important est que les fake news viennent aussi bien de la population, de la société civile, que du gouvernement. Du côté du gouvernement et des députés, on voit partir des fausses nouvelles comme celle de la personne effectuant un salut nazi sur les Champs-Élysées, démontrant ainsi par la preuve que le mouvement des gilets jaunes est synonyme de la peste brune…, ou des policiers défigurés à l’acide par les manifestants. Nouvelles qui sont parfaitement fausses et que certains députés et ministres devraient vérifier avant de les partager sur Internet et dans les médias traditionnels.

Quel bilan tirez-vous de la loi anti-fake news française ? Pourquoi vise-t-elle tout particulièrement Internet et les médias étrangers ? Quelles sont les dérives possibles de cette loi ?

Il est encore tôt pour parler bilan pour la loi anti-fake news française. C’est une loi à laquelle je me suis opposé pour deux raisons principales. La première est qu’elle ouvre la possibilité, en période électorale certes, de demander aux juges des référés obligeant les plateformes ou les réseaux sociaux à retirer des informations qui seraient douteuses ou supposément lancées avec une intention malicieuse. Or, d’une part, comment le juge des référés va-t-il établir ce qui est la vérité dans un délai très bref ? Il sera très probablement obligé de s’en tenir aux versions des sites de « fact-checking » ou des médias et ONG qui repèrent les fausses nouvelles. Mais dans la réalité, il adressera une injonction à Facebook, Google, etc., qui ont déjà des algorithmes pour retirer les fausses informations, puisque c’est dans leur intérêt de ne pas paraître comme le « royaume du mensonge ». Il n’y aura donc pas a priori de pouvoir effectif du juge, rendant ses décisions par conséquent très contestables. Par ailleurs, cela va renforcer la mentalité des gens qui pensent que le « système » nous ment, nous interdit de dire la vérité, nous présente une version partielle et partiale des événements d’actualité, et donc la paranoïa.

D’autre part, la loi anti-fake news donne, non pas aux juges des référés, mais au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), le droit de ne pas accorder de licence ou de retirer la licence aux médias étrangers qui feraient de la désinformation ou se livreraient à de la manipulation de l’information. Tout le monde l’a bien compris, cet aspect de la loi anti-fake news vise particulièrement Russia Today et Sputnik, et non Al-Jazeera, CNN ou Radio Vatican. Il s’agit donc d’un aspect extrêmement subjectif de la loi, car ceci permettrait d’ostraciser certains médias, certes payés par l’étranger, mais sur des critères qui pourraient être internes à l’appareil étatique français ou de politique intérieure, en renvoyant une fois de plus l’image d’un Big Brother où le gouvernement contrôle ce que nous pensons, voit ce que nous faisons, etc.

Comment les fake news peuvent-elles être un outil au service de l’influence des États ? Est-ce un phénomène nouveau ? Pour servir quels desseins ?

Ce phénomène n’est absolument pas nouveau. En effet, l’histoire proche et lointaine regorge de grands mensonges aussi spectaculaires que surprenants tels que la délation de Constantin qui a été l’un des fondements du pouvoir de l’Église, la fausse lettre du prêtre Jean, la dépêche d’Ems, etc. Il y a dans l’histoire des dizaines d’exemples de fausses accusations ou de faux documents qui ont servi à des fins politiciennes, et/ou liés aux intérêts de tels ou tels pays. Ce qui est toutefois nouveau, c’est que sur Internet, en créant de faux sites et comptes, en provoquant des mouvements de retweet, de groupes de diffusion, etc., il est relativement facile de donner énormément d’ampleur à des fausses nouvelles. Par ailleurs, avec des logiciels très grand public comme Photoshop, n’importe qui peut retoucher une photo. Mais il existe des techniques infiniment plus sophistiquées dites de « deep fakes » qui permettent de truquer des images animées et de faire prononcer à X, avec la bonne tonalité et le bon mouvement des lèvres, des phrases qu’il n’a jamais dites. Ainsi, la fabrique et la manipulation de l’information ne sont pas seulement dues aux hackers ou personnes étrangères mal intentionnées, mais également aux services d’États et autres officines.

En conséquence, les fake news ont pris énormément d’ampleur notamment depuis l’avènement d’Internet, à tel point qu’elles sont devenues quelque peu incontrôlables. Pour autant une fausse nouvelle à un effet limité, car elle est très vite signalée, démentie et repérée par les médias et ONG. Des études d’universitaires américains montraient que beaucoup de fake news sont partagées par les milieux très orientés idéologiquement, mais que leur effet global n’est pas très important. Les fake news ne peuvent, par exemple, pas changer le cours d’une élection, car les gens se renforcent dans leurs convictions.

En revanche, le fait qu’il y ait beaucoup de fake news d’origines diverses et variées (qui partent de la base, d’autres des dirigeants et des « élites », de l’étranger, de médias satyriques, de sites commerciaux essayant d’attirer autant de personnes que possible dans ce qu’on appelle les « pièges à clic », etc.) est quelque chose de beaucoup plus important et qui crée un doute à l’égard de l’autorité, des procédures d’accréditation, soit du caractère officiel de l’information. Ce qui n’est pas une bonne chose dans une démocratie. C’est un peu la rançon à payer pour la facilité de l’accès à l’information et c’est un peu trop facile d’accuser un État étranger ou des sites complotistes pour perturber l’opinion. Enfin, les fake news naissent et se nourrissent également de la faction croissante de la population française en rupture avec les « élites », qui ne croit plus ce que leur raconte le JT du soir ou le journal du matin.
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