ANALYSES

En Italie, l’improbable attelage et le pouvoir

Tribune
8 juin 2018


En Italie, la séquence ouverte par les élections générales du 4 mars 2018 a finalement trouvé une forme de dénouement avec la prise de fonctions, le 1er juin, du gouvernement de Giuseppe Conte. Après une série d’épisodes pour le moins chaotiques ayant entouré sa constitution, l’attelage entre le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Ligue se lance désormais dans l’exercice du pouvoir.

De ce scrutin du 4 mars n’avait émergé aucune force politique en mesure de former une majorité, en raison notamment d’une loi électorale particulièrement complexe favorisant les coalitions et pensée par les partis « traditionnels » comme un moyen d’empêcher le Mouvement 5 étoiles de parvenir aux responsabilités. Seul, celui-ci récoltait le plus de voix, sans pour autant rejoindre le seuil nécessaire à la constitution d’une majorité. La Ligue, pour sa part, atteignait son plus haut niveau historique et dépassait, au sein de la coalition dite de centre droit, Forza Italia de Silvio Berlusconi. Hautement improbable il y a quelques mois encore, l’hypothèse d’un attelage de ces forces « antisystème » et d’extrême droite a néanmoins fini par se concrétiser.

Un exécutif en questions

Une première question qui se pose alors a trait au fonctionnement de ce nouvel exécutif italien. Universitaire et novice en politique, le président du Conseil Giuseppe Conte n’a jamais occupé de charges administratives et devrait être contraint par un contrat de gouvernement dans l’élaboration duquel il n’a que peu pesé. « Agira-t-il en simple notaire de ce contrat ou exercera-t-il ses prérogatives comme il doit le faire au titre de l’article 95 de la Constitution […] ? », interroge ainsi Marc Lazar[1].

Plus largement, c’est la capacité du M5S et de la Ligue à gouverner sur la durée qui interpelle. Peut-être nous faut-il ici toutefois rappeler que l’instabilité gouvernementale est une caractéristique structurelle de la République italienne et que la législature précédente, si improbable qu’elle ait pu paraître à ses débuts, était cependant parvenue à son terme.

Les deux formations présentent certaines convergences, mais aussi de nombreuses divergences. D’un point de vue programmatique, elles peuvent se retrouver sur les retraites, les questions migratoires ou encore certaines problématiques liées à l’Europe. Autant de thèmes mentionnés par le contrat de gouvernement qu’elles ont conclu, document qui, pour le reste, s’apparente assez largement à une superposition de leurs propositions respectives. Ici comme dans la répartition des portefeuilles ministériels, chacun a obtenu ses chevaux de bataille. Luigi Di Maio prend ainsi la tête d’un grand ministère consacré au Développement économique et le M5S est parvenu à imposer sa mesure – bien que sensiblement allégée – d’un revenu de citoyenneté de 780 euros pour les plus démunis. Le mouvement hérite également du ministère de la Justice, ce qui est assez symbolique du point de vue du narratif sur l’« honnêteté » qu’il articule depuis près d’une décennie. Matteo Salvini, quant à lui, devient ministre de l’Intérieur et sera donc en charge des questions migratoires. Et de même que pour le M5S, les principaux thèmes de campagne de la Ligue – notamment en matière de fiscalité et de sécurité – figurent dans le contrat de gouvernement.

Or l’un des paramètres qui, au lendemain des élections, rendait la constitution d’une telle alliance improbable résidait dans la question de savoir si la Ligue, étant donné le différentiel électoral entre les deux formations – environ 32 % des voix pour le M5S, contre environ 17 % pour la Ligue –, accepterait de n’être qu’une force d’appoint pour le M5S. Entretemps, Matteo Salvini a cependant fait montre à plusieurs égards d’un véritable sens tactique. Ainsi la Ligue n’est-elle absolument pas réduite à un tel rôle de supplétif au sein de l’attelage gouvernemental. D’aucuns y voient même une forme de « vampirisation » du M5S par la Ligue. En tout état de cause, le rapport – de forces ? – entre les deux formations sera l’un des paramètres centraux du fonctionnement de la coalition.

Des oppositions réelles, des alternatives en déshérence

Ce point focal des convergences et divergences est à la mesure de ce qu’il est possible de lire dans les électorats des deux formations. D’un côté, certains Italiens, notamment dans le Nord du pays, peuvent en effet alternativement porter leurs choix sur le M5S ou la Ligue. De l’autre, se pose cependant la question de la réaction des électorats respectifs en vue de prochaines échéances.

Ainsi la Ligue, si elle a lissé ses postures et étendu son influence géographique, n’en reste-t-elle pas moins un parti électoralement ancré au Nord de l’Italie. Or elle fait aujourd’hui alliance avec un mouvement qui obtient ses meilleurs résultats au Sud et, surtout, dont la mesure-phare, le revenu de citoyenneté, ne manquera pas d’être perçu par son électorat traditionnel comme une disposition conduisant, une fois encore, le Nord à payer pour le Sud. Du côté du M5S, à quelle réaction faut-il s’attendre de la part des électeurs de gauche déçus du Parti démocrate (PD) et / ou des partis en général face à cette alliance avec une formation d’extrême droite, quand les autres pourront y voir un accord avec un parti traditionnel ? En effet, la Ligue, du Nord à l’époque, a participé à plusieurs gouvernements de Silvio Berlusconi, alors que le M5S s’est construit sur le rejet de la « caste ».

Comme à l’habitude, ce même Silvio Berlusconi se tient prêt, à plus forte raison que son inéligibilité a récemment été levée par un tribunal de Milan. Il est cependant sorti politiquement très affaibli du scrutin du 4 mars, puisque Forza Italia a réalisé son plus mauvais score depuis sa création en 1994. Quant au PD, il a bien des difficultés et tarde à se défaire de l’emprise de Matteo Renzi. Pour le moment, aucune force politique n’est donc en mesure d’articuler une opposition concrète à l’attelage M5S-Ligue. Il en résulte une absence de représentation de l’opposition, à moins d’un an d’un scrutin qui pourrait consacrer un moment particulier de l’intégration européenne et voir l’arrivée d’une majorité europhobe au Parlement de Strasbourg.

Une nouvelle marge de l’Europe ?

Car cette convergence inédite de forces politiques contestataires au sein de l’exécutif de l’un des États membres fondateurs pose bien évidemment la question du rapport à l’Union européenne (UE). À ce titre, les séquences actuelles relèvent d’une histoire et d’une transformation véritablement italiennes, mais recoupent également des phénomènes observables ailleurs : crise des partis dits traditionnels et recomposition du champ politique, dont le spectre se déplace vers l’extrême droite, ce qu’en Italie confirme le contrat de gouvernement présenté par le M5S et la Ligue.

L’attelage de ces forces politiques peut laisser présager une forme d’antagonisme permanent avec l’UE. Les deux formations ont néanmoins gagné du temps en intégrant, au sein de l’équipe gouvernementale, des personnalités « europhiles » ou considérées comme rassurantes à Bruxelles et par les milieux d’affaires : Enzo Moavero Milanesi – qui fut ministre des Affaires européennes des gouvernements de Mario Monti et d’Enrico Letta – aux Affaires étrangères, Giovanni Tria à l’Économie et aux Finances – en remplacement de Paolo Savona, dont le nom avait été refusé par le président de la République en raison de positions critiques de l’euro et de l’Allemagne, et qui devient pourtant ministre des Affaires européennes.

Désormais gouvernée par le M5S et la Ligue, l’Italie va-t-elle basculer du côté des démocraties « illibérales » en Europe ? Faut-il craindre des formes de « déconsolidation démocratique »[2] ? Matteo Salvini a en tout cas déjà fait part de sa volonté de travailler avec Viktor Orbán pour « changer les règles » de l’UE. Et s’il est à ce stade difficile de présager de la suite, l’on peut identifier un certain nombre de signaux qui entrent en résonance avec des phénomènes de remise en cause de l’État de droit et des institutions observables en Hongrie ou encore en Pologne. Tout d’abord, le président de la République, Sergio Mattarella, a fait l’objet d’une contestation inédite par les deux formations après son refus de nommer Paolo Savona au ministère des Finances. Il y a là une forme de nouveauté du point de vue de la remise en cause des institutions établies. Ensuite, le contrat de gouvernement présenté par le M5S et la Ligue prévoit un comité de conciliation chargé de trancher les divergences, questions et autres interprétations autour du texte. Un organe extraconstitutionnel, en somme, que certains n’hésitent pas à qualifier d’anticonstitutionnel, et dont les décisions devraient néanmoins s’appliquer aux institutions. Ce même contrat de gouvernement avait d’ailleurs été soumis à la validation des militants, via des stands dans les villes pour la Ligue et sur Internet pour le M5S, ce qui ne manque pas d’interroger quant à la valeur que les deux formations peuvent accorder à la représentation politique[3].

Enfin, – à quel moment – cet attelage va-t-il être contraint, notamment en raison des engagements européens de l’Italie, d’opérer des concessions et de tempérer son programme d’un point de vue budgétaire ? Composé à la fois de baisses d’impôts et de mesures redistributives, celui-ci vise la fin de l’austérité et parie sur le retour de la croissance pour réduire la dette du pays. Il semble donc difficilement tenable. D’ores et déjà, les deux partenaires ont décidé de reporter à l’année prochaine la mise en œuvre du revenu de citoyenneté et de la « flat tax ». Peut-être faudrait-il craindre alors que ce programme ne se cristallise un peu plus encore sur ses aspects nationalistes et xénophobes.




[1] Marc Lazar, « L’Italie vers la peuplocratie ? », Telos, 4 juin 2018.

[2] Selon une formule utilisée par le philosophe Étienne Balibar. Voir sur ce point le dossier « Contestations démocratiques, désordre international ? », La Revue internationale et stratégique, n° 106, IRIS Éditions – Armand Colin, été 2017.

[3] Sur ces deux derniers exemples, lire Raffaele Simone, « Italie : un “contrat” de coalition “à l’encontre de la Constitution italienne” », Le Monde, 21 mai 2018.
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