ANALYSES

Les routes de la soie seront-elles agricoles et alimentaires ?

Interview
13 avril 2018
Le point de vue de Sébastien Abis


Avec l’initiative Belt and Road Initiative (BRI), la Chine propose-t-elle une vision géopolitique qui suscite beaucoup d’intérêts et de commentaires ? Devrait-on également regarder cette initiative sous l’angle des enjeux agricoles et alimentaires pour ce pays ?

Cette initiative, lancée en 2013, mais propulsée lors d’un Sommet de chefs d’État à Pékin en mai 2017, couvre désormais près de 70 pays, c’est-à-dire environ 60% de la population et 40% de la richesse mondiale. Avec les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative), la Chine propose une vision géopolitique originale qui consiste à établir un immense pont terrestre et maritime entre l’Asie et l’Europe, sillonnant le Moyen-Orient, l’Afrique et la Méditerranée. Ce projet ambitieux et de long terme incarne donc une vision chinoise de la mondialisation et de la gouvernance mondiale, qui vise à conforter sa puissance, ainsi que son prestige à l’international (stratégie du « Go Global »). Pour la Chine, sous la présidence de Xi Jinping, il ne faut pas sous-estimer la dimension agricole dans cette initiative. En effet, les besoins alimentaires de la Chine sont colossaux. Depuis 50 ans, la Chine a construit sa sécurité alimentaire exclusivement par elle-même et s’est imposée en tant que premier producteur du monde sur des produits stratégiques clés pour ses besoins domestiques. Cependant, nourrir 1,4 milliard d’habitants, soit 20% de la population mondiale, représente un défi considérable que la seule réponse productive nationale ne permet plus de garantir. Disposant que de 9% des terres arables de la planète, le pays dispose d’une surface agricole utile très restreinte, en plus d’être impacté par des sols épuisés, pollués et grignotés par l’urbanisation qui ne cesse de progresser, notamment sur le front littoral, à l’Est de la Chine. Faim de terre et soif d’eau, combinées à des conditions météorologiques instables, ces éléments poussent aujourd’hui la Chine à mettre les moyens pour réagir sur le plan agricole et assurer sa sécurité alimentaire. Les réponses scientifiques et l’innovation technologique constituent des solutions, au même titre que l’internationalisation de la sécurité alimentaire chinoise.

Quand bien même la Chine produit sur son territoire presque tout et occupe, sur d’innombrables denrées agricoles, la première place des producteurs mondiaux (riz, blé, pommes de terre, tomate, lait de chèvre, œufs, viandes de porc et de mouton, poires, pêches, pommes, raisins de table, etc.), elle doit recourir aux marchés internationaux pour construire sa sécurité alimentaire. Les approvisionnements extérieurs complètent de plus en plus les récoltes nationales pourtant volumineuses (et qui contribuent encore pour 10% environ du PIB). Le géant chinois est le premier exportateur mondial (14% du total) et le second importateur (10% du total), toutes marchandises confondues. Sur le plan des produits agricoles, la Chine se classe 4e exportateur mondial (5% du total) et 2e acheteur (10% du total). Ces chiffres, calculés sur la moyenne 2012-2016, appellent facilement une observation : si la Chine génère des excédents commerciaux sur le plan global, elle présente une balance agro-commerciale déficitaire. Celle-ci était de 75 milliards de dollars en moyenne sur la période ici couverte. La première puissance économique mondiale (en parité de pouvoir) est donc exposée à la dépendance alimentaire. Sur plusieurs denrées stratégiques, ses approvisionnements augmentent graduellement et constituent les principaux moteurs du commerce agricole international. Prenons l’exemple du soja : la Chine polarise plus de 60% des importations mondiales et devrait dépasser les 100 millions de tonnes achetées cette année sur les marchés. Il faut en effet répondre à la demande alimentaire animale, et nourrir les 600 millions de porcs abattus chaque année dans le pays. Si les Etats-Unis, le Brésil et l’Argentine assurent la moitié des exportations agricoles vers la Chine, celle-ci cherche également à diversifier ses approvisionnements. Sur les céréales, le lait ou le vin, l’Europe et la France sont bien placées.

Concrètement, quelles sont les dynamiques à souligner qui revêtent un caractère stratégique ?

Le projet des nouvelles routes de la soie est une composante de la stratégie d’approvisionnement alimentaire de la Chine. L’équation de la demande alimentaire se complexifie en Chine : croissance démographique avec une classe moyenne émergente (800 millions de personnes en 2030), en pleine transition nutritionnelle, et qui va de pair avec une urbanisation massive. Ces dynamiques sociétales interrogent la sécurité et la logistique alimentaires des « méga-cités » (Chongqing compte 35 millions d’habitants, soit la moitié de la population française), et mettent également l’accent sur l’objectif politique premier de Pékin en interne : n’avoir aucun risque de secousses sociales liées à des problèmes alimentaires. Inscrites dans cette ambition politique, voir géopolitique, les nouvelles routes de la soie sont une autoroute vers les assiettes des ménages chinois au service de la sécurité alimentaire du pays.

La Chine a fait un choix pour sa stratégie agricole : être à l’équilibre sur des denrées agricoles de base (blé, maïs, riz) contre le sacrifice d’un recours à une logique d’importation massive de la protéine. Avec l’exemple du soja, Pékin s’efforce de rapprocher les zones de production pour limiter ses risques d’approvisionnement et aussi sécuriser les flux. C’est ici l’enjeu de la logistique et des routes commerciales, terrestres et maritimes, que l’initiative « Une ceinture, une route », vient clairement illustrer, tout en intégrant la dimension agricole. Pour l’Europe, c’est un terrain de jeu à considérer dans le dialogue stratégique avec la Chine. En effet, le Vieux-Continent possède des atouts à l’extrémité de ces nouvelles routes de la soie qui traversent l’Asie centrale, le Moyen-Orient et la Méditerranée. Elle produit des biens alimentaires que la Chine importe et présente une situation géopolitique stable, ce qui la distingue du théâtre d’investissements africain. Mais la Chine, sur le plan agricole, outre l’Europe et l’Afrique, n’oublie ni l’Australie (avec ses terres à louer ou à vendre), ni l’Amérique du Sud (où la construction de corridors interocéaniques servira notamment à intensifier le transport de marchandises agricoles).

Enfin, la Chine assume dorénavant son statut de puissance mondiale. Ces nouvelles routes de la soie doivent aussi être considérées comme une volonté de Pékin d’avoir la main mise sur un certain nombre d’affaires stratégiques mondiales. Il n’est donc pas surprenant que le projet BRI passe par des territoires riches en ressources naturelles, surtout en eau et en terre/sol, formant ainsi un axe de passage pour les routes agricoles, à travers le développement des infrastructures portuaires et logistiques.

La France est située à l’extrémité occidentale du continent eurasiatique. Est-elle le terminus des nouvelles routes de la soie ? Comment l’agriculture française peut-elle profiter de cette initiative ou au contraire être impactée par cette ambition géopolitique ?

Face aux changements des modes de vie de la société chinoise, la croissance de la consommation de viandes (bovines et porcines essentiellement) conduit la Chine à en importer de plus en plus, sans oublier les besoins en produits laitiers qui font que le pays achète sur les marchés tout en investissant fortement à l’étranger. En France, des unités de transformation ont été créées en Bretagne pour le segment du lait infantile, illustrant l’attractivité du pays pour certaines gammes de productions agricoles qui s’avèrent sûres et performantes, en quantité et en qualité, vues de l’extérieur. D’autres filières sont concernées par les investissements chinois : les vins dans le Bordelais depuis plusieurs années, les semences compte tenu de leur caractère stratégique, ou encore les céréales.

Avec l’initiative des routes de la soie, ces dynamiques déjà à l’œuvre, peuvent s’amplifier. Plus de productions agricoles européennes et françaises sont susceptibles avec ce dispositif de prendre le chemin de la Chine dans un avenir proche. Seuls 3% des importations de la puissance asiatique proviennent de France actuellement sur le plan agricole et agro-alimentaire. Ce sont donc des opportunités supplémentaires pour les acteurs français du secteur qui chercheraient à mieux pénétrer le marché chinois ou ceux d’un continent asiatique, où il peut parfois être utile d’avancer de concert avec un partenaire chinois. Simultanément, il est probable de voir augmenter les investissements chinois dans le secteur agricole européen et français, à tous les niveaux, à l’amont comme à l’aval des filières. De plus, il est important de mentionner les outils logistiques et les plates-formes de commerce, notamment digitales, qui constituent les maillons de compétitivité nécessaires au bon fonctionnement de ces flux.

S’il convient assurément de rester vigilant sur la portée de certains investissements et les objectifs que ceux-ci visent à moyen-long terme, la France ne peut pas tourner le dos à l’initiative des routes de la soie.  Bien au contraire, et c’est ce dialogue ouvert et en confiance que le Président de la République, Emmanuel Macron, a appelé de ses vœux lors de sa visite en Chine en janvier 2018. Forte de ses atouts agricoles et agro-alimentaires, la France dispose d’une carte stratégique pour placer concrètement ce secteur sur ces nouvelles routes géopolitiques.
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