ANALYSES

Rohingyas : pourquoi la sortie de crise est-elle si difficile ?

Interview
22 novembre 2017
Le point de vue de Alice Baillat


Alors que la situation des Rohingyas devient de plus en plus préoccupante sur le plan humanitaire et sanitaire dans leur exil forcé au Bangladesh, les Nations unies multiplient les dénonciations et les initiatives, mais le jeu des puissances fait qu’aucune décision réellement contraignante n’a été prise à l’égard du régime birman. Et la région n’est pas à l’abri d’un embrasement sur fond de tensions confessionnelles. Le point de vue d’Alice Baillat, chercheuse à l’IRIS, sur la situation.

Quelle est actuellement la situation humanitaire dans les camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh ? Et que sait-on de la situation des Rohingyas qui sont encore en Birmanie ?

Depuis le 25 août 2017, on assiste à une fuite massive et sans précédent de la minorité musulmane de Birmanie, les Rohingyas. Ils seraient plus de 600 000 à avoir franchi la frontière depuis cette date pour venir se réfugier au Bangladesh, afin de fuir les violentes persécutions commises par l’armée birmane, et ce depuis plusieurs décennies. Il faut en effet rappeler que le peuple Rohingya est considéré par les Nations unies comme la communauté apatride la plus persécutée au monde, notamment depuis qu’une loi promulguée en 1982 lorsque la junte militaire était encore au pouvoir les a privés de nationalité birmane, et a ainsi légalisé les multiples discriminations dont ils font l’objet depuis. Avant la crise actuelle, le nombre de Rohingyas présents en Arakan – l’État birman à la frontière avec le Bangladesh où sont installés les Rohingyas depuis plusieurs siècles – était estimé à 1,3 million, un autre million étant en exil. Les répressions se sont intensifiées fin août, après que des postes-frontières dans l’Arakan, aient été attaqués par l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA), un groupe rebelle armé considéré comme terroriste par le gouvernement birman. Depuis, l’armée birmane mène une véritable politique de la terreur et de la terre brûlée en Arakan, ôtant aux Rohingyas tout espoir de retour, et ayant conduit les Nations unies à dénoncer un véritable nettoyage ethnique en cours en Birmanie.

Les 600 000 Rohingyas arrivés au Bangladesh depuis fin août ont rejoint les quelques 300 000 déjà présents dans le pays et ayant fui les précédentes vagues de persécution. Ils seraient donc au total environ 900 000 à s’entasser dans des camps de fortune installés au sud du Bangladesh, la majorité des réfugiés étant des femmes, des enfants et des personnes âgées. Ces personnes en situation de très grande vulnérabilité arrivent dans le dénuement le plus total, et souffrent de graves traumatismes physiques et psychologiques, comme en témoignent les récits atroces racontés aux acteurs humanitaires présents dans les camps de réfugiés gigantesques situés près de la station touristique balnéaire de Cox’s Bazar. Il faut ajouter à cela les 300 000 habitants bangladais locaux qui requièrent également une aide humanitaire. Les réfugiés continuant à arriver par centaines voire milliers chaque jour, il est probable que le million de personnes présentes dans les camps soit atteint avant la fin de l’année. Il s’agit d’ores et déjà du plus grand camp de réfugié au monde (les camps auparavant distincts finissant par se rejoindre à force de s’étendre), et de l’exode le plus important depuis le génocide rwandais de 1994.

La situation est « intenable », comme l’a rappelé récemment l’ambassadeur du Bangladesh aux Nations unies et tout manque dans les camps : nourriture, eau, hygiène, électricité, santé, etc. Ses propos sont confirmés par les témoignages des ONG agissant actuellement dans les camps[1]. Il faut aussi rappeler que le Bangladesh est l’un des pays les plus pauvres de la planète, et c’est aussi le plus densément peuplé. Déjà confronté à de nombreux défis environnementaux, démographiques, économiques et politiques, il n’est pas en capacité d’accueillir dignement et durablement un tel afflux soudain de personnes, et ce malgré la solidarité dont ont fait preuve pour le moment la population et les autorités civiles et militaires bangladaises. A l’occasion d’une conférence des donateurs organisée à Genève fin octobre par les agences onusiennes, l’Union européenne et le Koweït, les États présents se sont engagés à rassembler 434 millions de dollars d’ici février 2018 pour couvrir les besoins humanitaires immenses, dont 114 millions ont déjà été versés ou promis à ce jour.

Côté birman, il est difficile de savoir ce qui se passe exactement en Arakan car l’accès est interdit aux journalistes et travailleurs humanitaires, à l’exception du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. La situation n’est donc connue qu’à travers les témoignages de réfugiés recueillis au Bangladesh et les photos et vidéos prises par satellites ou par drones. Tout concorde cependant pour confirmer les accusations, rejetées par l’armée birmane, de nettoyage ethnique, d’incendies de village, de viols, de meurtres ou encore d’actes de torture.

On reproche à Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Paix, son silence face à l’armée birmane et son manque d’empathie vis-à-vis des Rohingyas. Pourquoi n’intervient-elle pas pour mettre fin aux exactions et permettre le retour des réfugiés en Birmanie ?

Face à l’ampleur de la crise, il est parfaitement compréhensible que l’indignation se propage aux quatre coins du globe pour dénoncer l’inaction d’Aung San Suu Kyi et la faiblesse des condamnations internationales, et demander plus de sanctions ciblées pour les responsables des crimes commis. Certes, les réactions internationales se multiplient ces dernières semaines, et le Conseil de sécurité des Nations unies a une nouvelle fois dénoncé, le 6 novembre dernier, les violences commises contre les Rohingyas en Arakan. Mais, face à la peur du véto russe et chinois, la France et la Grande-Bretagne ont finalement renoncé à déposer un projet de résolution auprès du Conseil appelant à des sanctions plus fermes. Malgré le drame, il est nécessaire de dépasser le stade de l’émotion et de l’indignation pour comprendre les risques sous-tendus par une intervention internationale, ainsi que le silence observé par la « Dame de Rangoon », Prix Nobel de la Paix en 1991 et cheffe du gouvernement birman depuis la victoire de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie, aux législatives de 2015.

Il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi Aung San Suu Kyi n’intervient pas, ou très peu. Tout d’abord, il ne faut pas oublier qu’elle est avant tout une nationaliste birmane et fervente bouddhiste, digne héritière de son père, véritable héros national de l’indépendance. Le plus important pour elle, c’est de poursuivre le projet de réconciliation nationale initié par son père, nécessaire pour pouvoir installer la démocratie et bâtir une nation unie (le pays est une véritable mosaïque, avec près de 140 ethnies). Le sort, certes dramatique, des Rohingyas, n’est donc malheureusement pas une priorité pour elle. Elle redoute qu’accorder une importance particulière à cette minorité ethnique musulmane, très impopulaire auprès d’une opinion publique birmane largement xénophobe et antimusulmane, ne nuise au final à son projet plus général de redéfinition de la birmanité.  De plus, comme la très justement souligné Sophie Boisseau du Rocher, Aung San Suu Kyi est elle-même victime d’une forme d’illusion occidentale, dont elle paie le prix aujourd’hui[2]. On l’a érigé en véritable icône de la non-violence et de la défense des droits de l’homme lorsqu’elle était privée de sa liberté et assignée à résidence par la junte, projetant sur elle nos espoirs de transition démocratique en Birmanie. La crise des Rohingyas a finalement révélé la contradiction inhérente à la « Dame de Rangoon », entre défense des valeurs occidentales démocratiques et défense du nationalisme birman et du bouddhisme.

Mais on a aussi négligé les difficultés qu’elle allait devoir affronter une fois au pouvoir, et la marge de manœuvre très limitée dont elle dispose face à l’armée birmane. Cette dernière reste en effet très puissante dans le pays, l’auto-dissolution de la junte ayant été négocié au prix fort : droit de véto sur les amendements à la Constitution de 2008, 25% des sièges du Parlement détenus de fait, contrôle des trois principaux ministères régaliens (Défense, Frontière et Sécurité intérieure). Or, son projet de réconciliation nationale implique de réformer la loi de 1982 sur la citoyenneté, ce qu’elle ne pourra faire sans le soutien de l’armée, avec qui elle doit donc trouver des compromis. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle ne peut pas se permettre de condamner publiquement les opérations militaires en cours en Arakan, comme le voudrait les gouvernements occidentaux, car cela mettrait en péril son projet de réconciliation nationale. Sans compter que cela est très mal reçu par les Birmans, qui reprochent actuellement aux Nations unies, aux ONG et aux pays étrangers, un parti pris pro-rohingya, et défendent à tout prix Aung San Suu Kyi, qui jouit au niveau national d’une popularité considérable.

Pour autant, peut-on dire qu’elle est insensible et ne fait rien ? Pas tout à fait. Pour la première fois depuis son investiture en avril 2016, elle s’est rendue en Arakan le 2 novembre dernier, une visite très médiatisée où on a pu l’observer en train de dialoguer avec des chefs religieux musulmans, mais sans qu’aucune déclaration officielle ne soit faite, ni solution pour une sortie de crise proposée.  Elle a aussi mis en place en 2016 une commission consultative sur l’État de Rakhine (l’autre nom donné à l’Arakan) présidée par Kofi Annan, devant proposer des mesures concrètes pour mettre fin aux violences intercommunautaires entre musulmans et bouddhistes, et ainsi nourrir le projet de réconciliation nationale. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si les violences en Arakan ont repris le 25 août dernier, soit le lendemain de la remise du rapport de la commission au gouvernement birman. Malgré tout, le silence d’Aung San Suu Kyi reste moralement condamnable. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’elle doive un jour répondre, aux côtés des autorités militaires, de « crimes contre l’humanité » devant la Cour pénale internationale, sa responsabilité pouvant être engagée pour ne pas avoir empêché les massacres, et les avoir même niés publiquement.

Au niveau international, la situation est également complexe. Il faut notamment tenir compte du rôle de la Chine, premier investisseur en Birmanie et allié historique du pays, déjà au temps de la junte militaire. Elle a des intérêts économiques très importants à défendre en Arakan, où elle a lancé de grands projets et qui se trouvent sur le tracé d’une des nouvelles routes de la soie. La Chine cherche en effet à sécuriser ses importations d’hydrocarbures en provenance du Moyen-Orient via l’implantation d’un gazoduc et d’un oléoduc traversant l’État de Rakhine jusqu’à la province chinoise du Yunnan, ce qui lui permettrait de contourner le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale, en proie à des rivalités géopolitiques. Elle prévoit également la création d’une « zone économique spéciale de Kyaukpyu » et d’un port pour permettre l’acheminement du gaz naturel et du pétrole. Par ailleurs, l’État de Rakhine lui-même regorge de gaz naturel, ce qui conduit certains experts à voir, dans la répression actuelle des Rohingyas, d’autres motivations que religieuses. Les terres libérées par les expulsions et récupérées par des hommes d’affaire proches des autorités militaires deviennent en effet précieuses au vu des projets chinois.

La Chine se garde donc bien de condamner le gouvernement birman et s’oppose à des sanctions internationales de la part du Conseil de sécurité, car elle veut préserver la poursuite de ces projets à plusieurs milliards de dollars. Elle a néanmoins accepté d’approuver la déclaration à l’unanimité du Conseil de sécurité du 6 novembre, qui demande l’arrêt des violences, l’accès sans entrave à l’État de Rakhine pour l’aide humanitaire et le rapatriement des réfugiés, mais ne prévoit aucune sanction en cas de non-respect de ces demandes. Le gouvernement birman a d’ailleurs réagi à cette déclaration en annonçant que toute tentative de sanction serait préjudiciable à la résolution de la crise et que la pression internationale nuisait en définitive à l’établissement d’un dialogue constructif entre le Bangladesh et la Birmanie pour permettre le retour des Rohingyas sur leur terre d’origine.

Les puissances occidentales comme la France, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne sont dans une position délicate.  D’un côté, elles sont soucieuses de ne pas mettre en difficulté Aung San Suu Kyi, qui demeure à leurs yeux « la moins pire des solutions » pour poursuivre la transition démocratique du pays, en l’absence de successeur potentiel identifié, et face à un risque de retour de la junte militaire au pouvoir si la « Dame de Rangoon » se trouvait complètement fragilisée et décrédibilisée. Elles redoutent qu’un tel scénario place à nouveau le pays dans une situation d’isolement international et de repli nationaliste, et le pousse encore un peu plus dans les bras des Chinois. De l’autre, elles ne peuvent rester passives face aux crimes commis en tout impunité et au drame humanitaire qui se joue de part et d’autre de la frontière birmano-bangladaise, multipliant alors les déclarations pour appeler à une sortie de crise rapide, et limitant leurs accusations à l’armée birmane. Une position d’équilibriste difficile à tenir pour elles, et qui ne laisse pas entrevoir de solutions à court ou moyen terme.

Les dirigeants européens et asiatiques ont évoqué la situation des Rohingyas lors du dernier Dialogue Asie-Europe (ASEM) qui s’est tenu en Birmanie du 20 au 22 novembre 2017, même si cette question n’était pas inscrite à l’agenda officiel. La rencontre entre la cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, et Aung San Suu Kyi, lundi 20 novembre, était attendue et a confirmé l’approche européenne adoptée jusqu’à présent, consistant à ménager plutôt qu’à dénoncer fermement Aung San Suu Kyi. Les discussions bilatérales entre la Birmanie et le Bangladesh ont été jugées « encourageantes » par Federica Mogherini et Jean-Yves Le Drian – également présent au sommet de l’ASEM – qui croient à la possibilité d’un accord entre ces deux pays concernant le rapatriement des Rohingyas en Arakan. Aung San Suu Kyi a également réaffirmé sa volonté de respecter les recommandations du rapport de la commission Annan pour réduire les violences en Arakan et rétablir la paix et la stabilité dans la région, ainsi que les demandes du Conseil du sécurité formulées le 6 novembre dernier. Mais le chef de l’armée birmane a, pour sa part, jugé impossible le retour en masse des réfugiés en Birmanie, contestant les chiffres avancés par le gouvernement bangladais et conditionnant le retour des Rohingyas à une preuve de résidence très difficile à fournir pour ces individus qui ne possèdent généralement aucun papier. En parallèle de la rencontre entre Federica Mogherini et Aung San Suu Kyi, Pékin a également proposé, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères présent au sommet de l’ASEM, un plan en trois points pour sortir de la crise. Ces initiatives parallèles montrent bien la rivalité entre l’Europe et la Chine qui tentent chacune de s’imposer au centre de la médiation entre le Bangladesh et la Birmanie. On assiste donc à un jeu de puissances entre tous ces acteurs aux intérêts opposés, qui fait obstacle à la sortie de crise.

Peut-on craindre un risque de radicalisation des Rohingyas présents en Arakan ou dans les camps de réfugiés au Bangladesh ? Quelles conséquences cela pourrait-il avoir sur la stabilité de la région ?

C’est un risque à ne pas écarter. On sait que la vulnérabilité d’une population rend celle-ci plus perméable à l’argumentaire des groupes terroristes, même s’il faut se garder de voir un quelconque déterminisme dans la relation qui unit vulnérabilité et radicalisation. Les humiliations, les souffrances et le déni d’identité endurés par le peuple rohingya depuis plusieurs générations peuvent néanmoins être récupérés par des mouvements extrémistes pour recruter dans leurs rangs. Ce risque de radicalisation a d’ailleurs été souligné par le rapport de la Commission Annan rendu le 24 août 2017, et c’est en réaction aux discriminations et aux violences récurrentes que s’est formé le groupe rebelle armé des Rohingyas, l’ARSA. Il en va de même dans les camps de réfugiés au Bangladesh, où le gouvernement bangladais a déjà retiré les autorisations d’accès à plusieurs ONG islamistes et interdit la construction de nouvelles mosquées et écoles coraniques non autorisées par l’armée, par crainte de radicalisation. Déjà confronté à la présence de groupes terroristes sur son sol, le Bangladesh redoute en effet de devenir une base arrière pour les insurgés membres de l’ARSA, et que la crise actuelle ne profite à l’expansion de l’État islamique sur son territoire, et dans la région. Mais pour l’heure, rien ne permet d’affirmer qu’un lien existe entre l’ARSA et l’État islamique, même si ce dernier a tenté d’exploiter le drame vécu par les Rohingyas pour étendre son influence dans la région. L’ARSA a au contraire rejeté les offres de ralliement reçues de la part de plusieurs organisations jihadistes internationales.

Toutefois, sauf à mettre un terme à la crise rapidement, il n’est pas impossible qu’une radicalisation de la rébellion rohingya ait lieu et soit récupérée par des groupes jihadistes. Cela aurait alors de graves répercussions potentielles pour le Bangladesh, mais aussi pour d’autres pays de la région, comme l’Inde, la Malaisie ou encore l’Indonésie. Des inquiétudes se sont d’ailleurs déjà faites entendre à ce sujet au sein de l’Association des nations de l’Asie du sud-est (ASEAN), notamment de la part de la Malaisie, autre grand pays musulman de la région. Malheureusement, l’ASEAN semble également impuissante à jouer un rôle significatif dans la résolution de la crise, et pourrait au contraire pâtir des tensions croissantes entre ses pays membres bouddhistes (comme la Birmanie) et musulmans (comme la Malaisie et l’Indonésie). Conformément au principe de l’ASEAN de non-ingérence dans les affaires internes d’un pays membre, l’association s’est abstenue de condamner les violences contre les Rohingyas dans son communiqué publié le 14 novembre dernier, à l’issu du dernier sommet de l’ASEAN à Manille, auquel a participé Aung San Suu Kyi.

[1] Lire par exemple celui de l’ONG bangladaise Friendship.

[2] Voir l’intervention de Sophie Boisseau du Rocher « La Birmanie et les Rohingyas : quelle sortie de crise ? » du 3 octobre dernier.
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