Entretiens / Énergie et matières premières
17 juillet 2025
Union européenne : le projet de futur budget sème le doute et récolte une colère agricole

Ce mercredi 16 juillet, la Commission européenne a dévoilé les grandes lignes de son cadre financier pluriannuel, ouvrant une séquence de débat sur l’avenir de l’Union. Si le budget global affiche une hausse ambitieuse, l’inquiétude gagne les agriculteurs face à la proposition d’une nouvelle architecture du financement de l’appareil productif européen. Dans un contexte déjà tendu, marqué par l’impact de la guerre en Ukraine sur le marché céréalier et la colère montante des collectivités territoriales, la politique agricole commune subit une profonde refonte. En quoi ces propositions suscitent-elles de fortes réactions parmi les acteurs du secteur ? Et quelles pourraient être les conséquences d’une telle orientation de la politique économique européenne ? Le point avec Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS et directeur du Club DEMETER
La Commission européenne a présenté le 16 juillet sa proposition de budget pour la période 2028-2034. Pourquoi a-t-elle suscité de telles réactions dans la foulée ?
Reconduite à la présidence de la Commission à l’été 2024, Ursula von der Leyen avait annoncé son souhait de revoir en profondeur l’architecture du budget européen, qui s’organise traditionnellement sur une période de 7 ans, d’où le terme de « cadre financier pluriannuel » (CFP). Ces derniers mois, elle a avancé dans cette direction, non sans susciter déjà des remous à ce sujet de la part de parlementaires européens, et des interrogations à Bruxelles, où de nombreux observateurs de la vie communautaire ont noté une tendance plus ferme et plus dirigiste de la part de l’Allemande. La présentation faite hier, au-delà d’une certaine confusion logistique n’ayant rien arrangé à l’affaire, n’est donc pas une surprise. Cela fait des mois que Ursula von der Leyen entend revoir pleinement le CFP. Or en termes de communication, elle a beau dire qu’il s’agit du projet de budget le plus ambitieux de l’histoire de l’UE, il s’avère qu’il est aussi le plus confus et potentiellement le plus controversé ! Les réactions se multiplient et les 18 à 24 mois qui viennent pour le négocier vont être assurément animés, sachant qu’il doit in fine être adopté à l’unanimité par le Conseil européen, après approbation du Parlement européen. Un processus long, démarré hier, par des coups de canon !
Pourquoi cela ? Que devons-nous comprendre pour le moment ?
Rien n’est définitif et nous devons donc nous étonner de conclusions trop hâtives. Néanmoins, la copie proposée annonce des tendances et augure de discussions musclées. À ce stade, faisons donc trois grands commentaires pour tenter de les cartographier.
Premièrement, sur l’enveloppe générale. La présidente de la Commission a indiqué un CFP à près de 2 000 milliards d’euros pour 2028-2034, là où il est de 1 210 milliards en prix courants pour la période 2021-2027. Une hausse conséquente donc, mais qui comporte une nuance de taille. Le CFP actuel a été complété, en raison de la pandémie de Covid-19, par un instrument financier dit NextGenerationEU, doté de 750 milliards, soit optiquement plus de 2 000 milliards d’euros. Or il faut rappeler que cet instrument est une dette. Le projet présenté par Ursula von der Leyen indique qu’il faudra mobiliser 168 milliards d’euros entre 2028 et 2034 comme première tranche de remboursement, soit 24 milliards par an. Dit autrement, la Commission annonce une hausse du futur CFP, qui pèserait 1,26 % du revenu national brut (RNB) de l’Union européenne (UE) contre 1,13 % actuellement, mais une fois déduits les remboursements liés au plan de relance post-Covid, le taux effectif retombe à 1,15 %. Or de deux choses l’une : d’un côté des besoins qui s’amplifient pour l’UE au regard des défis contemporains et d’une reconquête de compétitivité comme l’a préconisé le Rapport Draghi ; de l’autre certains États membres (Allemagne, Pays-Bas, Suède, Danemark) qui refusent de telles hausses budgétaires du CFP, les jugeant irréalistes, et qui craignent de nouvelles dettes par ailleurs, là où l’Espagne plaide actuellement pour monter le CFP à 2 % du PIB européen et à la création d’un mécanisme permanent de dette commune…
Ensuite, la grande différence réside dans la structure, les priorités politiques et les modalités de gestion budgétaire, avec des ruptures notables par rapport au CFP 2021–2027, au nom d’une flexibilité accrue et d’une adaptation aux nouveaux enjeux selon Ursula von der Leyen. En effet, la Commission propose de regrouper plusieurs politiques de l’UE (notamment la PAC, les cohésions régionales/sociales, les pêches) dans un Fonds de partenariat national et régional (NRP) de 865 milliards d’euro, rompant avec la logique des enveloppes séparées. Cela réduit l’autonomie institutionnelle de la politique agricole commune (PAC), en la fondant dans une logique multifonds gérée plus directement par les 27 États membres et en réduisant donc la dimension commune de cette politique historique de l’UE. En outre, sur la PAC, le montant chuterait à 294 milliards, soit une diminution d’environ 20 % par rapport au montant actuellement à l’œuvre. La PAC, qui a toujours été dominante dans la répartition des fonds européens, accaparant un tiers des ressources budgétaires du CFP 2021-2027, verrait donc se poursuivre la progressive dégradation de cette dotation, comme lors des exercices précédents. Elle représentait deux tiers du budget de l’UE jusqu’aux années 1980 et encore la moitié dans les décennies 1990 et 2000. Là, le projet de la Commission pour le CFP à venir, situerait la PAC à 15 %. Pour contraster ce propos, mentionnons toutefois que le budget de la PAC a été multiplié par 5 depuis le début des années 1980, en raison de l’inflation, de l’élargissement de l’UE (et donc des contributions des nouveaux États membres) ainsi que par l’évolution des priorités agricoles et rurales.
Enfin, autre constat à ce stade, les choix effectués de renforcer en revanche le montant des fonds dédiés aux technologies et au numérique, aux politiques de sécurité et de défense et aux enjeux migratoires. Malgré un narratif d’un flou artistique majeur autour du pacte vert, cœur stratégique de la Commission précédente (2019-2024), qui en avait fait son leitmotiv pour la neutralité carbone dans l’UE en 2050, l’environnement et l’écologie restent prioritaires dans les orientations envisagées du CFP à venir. En agrégeant les chiffres, nous avons un gros tiers de ces 2000 milliards fléchés vers les financements pour le climat, soit davantage que dans le budget actuel. Nous n’avons donc pas de freins, a priori, en matière de verdissement, de décarbonation et de préservation de la biodiversité. Cela ne veut pas dire que les négociations, dans les prochains mois, ne seront pas vives à ce sujet, car d’aucuns réclameront un équilibre avec le social et l’économique. D’ailleurs, notons volontiers que le mot clef de l’actuelle Commission, c’est la « compétitivité durable », formule intelligente car cela combine les enjeux du développement et des transitions sans sous-estimer l’importance des moyens à avoir pour les relever. Pour faire simple et court, l’UE, les États membres et l’ensemble des acteurs ne peuvent pas durablement (ou massivement) investir dans le vert s’ils sont dans le rouge économiquement et dans le dur géopolitiquement. Or c’est hélas un peu la situation actuelle, si on schématise.
Que doit-on anticiper de la part du monde agricole si ces orientations se confirment ?
Beaucoup d’agriculteurs européens manifestaient hier à Bruxelles au moment de la présentation de ce projet de CFP 2028-2034. Beaucoup de commentaires depuis, en France, mais aussi dans d’autres États membres, sur ces dimensions agricoles revues dans la proposition de la Commission européenne. Nombreux sont ceux qui redoutaient de telles évolutions dans le projet porté par Ursula von der Leyen, tout en étant étonnés car celle-ci avait mis en place un dialogue stratégique sur l’agriculture au premier semestre 2024, pour répondre aux grandes vagues de protestations des milieux agricoles en janvier/février cette année-là, et ce avant les élections européennes et sa reconduite à la présidence de la Commission. Ces protestations, dans quasiment tous les pays membres, convergeaient vers une demande de cohérence accrue entre les politiques agricoles, environnementales et économiques, de simplification normative et de prévisibilité stratégique, tant sur le plan financier que des orientations de moyen-long terme. L’agriculture est une activité qui ne peut pas s’affranchir du temps long, qui se complexifie si les incohérences se multiplient, qui ne peut résister si les revenus des producteurs s’écroulent, qui ne peut s’adapter aux changements climatiques si l’innovation et la recherche patinent. Or ici, avec les annonces faites par la Commission, on se dirige droit vers une PAC affaiblie budgétairement, à la carte car fusionnant les politiques et renationalisant les politiques selon les propres desiderata des États membres. En somme une politique agricole toujours moins commune et toujours plus concurrentielle.
Il ne serait donc pas surprenant de voir au cours des prochains mois de nouvelles manifestations agricoles se mettre en place dans l’UE, car les questions de fond sont toujours sur la table et la première copie du projet de CFP post-2027 jette de l’huile sur un feu mal éteint. D’ailleurs, encore plus inflammable si l’on ajoute trois problématiques internationales : les taxes douanières des États-Unis qui pourraient sévèrement frapper les productions et les entreprises agroalimentaires européennes, l’accord de libre-échange de l’UE avec le Mercosur qui n’est ni signé ni écarté, mais Ursula comme Lula y tiennent et entendent avancer ces prochaines semaines, et enfin, l’Ukraine.
Pourquoi l’Ukraine pose question pour l’Union européenne et la politique agricole commune ?
La Commission propose d’allouer 100 milliards d’euros à ce pays dans le prochain CFP, soit 40 millions d’euros par jour et un tiers de ce qui serait donc octroyé à la PAC par ailleurs. D’ores et déjà l’UE et les États membres ont consacré environ 160 milliards en aides militaires, budgétaires et humanitaires à l’Ukraine de mars 2022 à mai 2025, soit 140 millions d’euros par jour. Et l’Ukraine a bénéficié pendant plusieurs mois d’un accès libre au marché européen pour ses produits agricoles, dispositif corrigé à partir de l’été 2023 pour contenir un tel afflux vers les États membres, sachant que cela a provoqué des distorsions considérables de concurrence pour les agriculteurs européens, notamment à l’Est de l’UE. Il faut évidemment aider l’Ukraine, qui souffre et se bat pour contrer l’invasion russe. Il faut bien entendu intégrer le fait que ce pays est désormais lancé dans un processus officiel d’adhésion à l’UE. Mais ces sommes ne sont pas neutres, au regard de l’état des finances européennes.
En outre, il faut ne jamais oublier qu’il s’agit d’une grande puissance agricole et que ce secteur pèsera fortement dans la suite des relations euro-ukrainiennes, quel que soit le scénario. Si l’Ukraine entre, les équilibres internes dans l’UE et pour la PAC en particulier seront significatifs. Si l’Ukraine n’entre pas, l’UE a un grand compétiteur dans son voisinage. D’où une question : le Kremlin pousse-t-il l’UE dans une course aux armements dont elle n’a pas les moyens et dans une division agricole grandissante qui servirait ses propres intérêts, la Russie étant un géant ambitieux en la matière ? Poutine a toujours dit qu’il refusait de voir l’Ukraine rejoindre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Pas l’UE. Soit dit en passant, c’est aussi le même son de cloche aux États-Unis.