Trump est bien le fossoyeur du multilatéralisme, mais ce n’est pas lui qui l’a plongé en état de mort cérébrale

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  • Romuald Sciora

    Romuald Sciora

    Chercheur associé à l’IRIS, directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis

Avec toute l’estime et l’amitié que j’ai pour eux, ceux qui, aujourd’hui, en France, parlent de redynamiser l’ONU et de donner un nouveau souffle au système multilatéral mis en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, afin de tenter de sauver un ordre international qui nous est cher à tous, me semblent mener un combat quelque peu d’arrière garde.

Entendons-nous bien. J’ai passé plus de dix ans à travailler avec l’Organisation des Nations unies. Celle-ci a copublié plusieurs de mes livres, j’y ai organisé des conférences et des symposiums, et j’ai même réalisé une série de films documentaires avec l’ensemble de ses secrétaires généraux depuis Kurt Waldheim. Les valeurs qu’elle est censée représenter sont les miennes, mais il faut arrêter de s’aveugler : aujourd’hui, elle est une naine sur la scène politique internationale. Absente des dossiers gazaouis et ukrainiens, elle n’a plus aucune influence sérieuse sur les affaires du monde[1]. Rappelons-nous cette Assemblée générale d’il y a deux ans où, sur les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, seul le président Biden était présent. Emmanuel Macron, qui se présente comme le chantre du multilatéralisme, était quant à lui occupé à manger des homards bleus avec le roi Charles à Versailles.

Même si ses derniers hauts responsables y ont leur part de responsabilité, notamment par une gouvernance souvent médiocre et inefficace, le déclin progressif des Nations unies est essentiellement dû au désintérêt des dirigeants occidentaux depuis les années 1990. Ceux-ci, appartenant à des générations n’ayant pas vraiment connu la guerre froide et encore moins la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, n’ont plus perçu l’intérêt de ce « machin ». Bill Clinton en tête, qui, enivré par l’hyperpuissance qu’était devenue son pays après la chute de l’URSS, en était allé jusqu’à évincer du secrétariat général Boutros Boutros-Ghali, l’un des grands théoriciens et praticiens du multilatéralisme, parce qu’il le jugeait trop encombrant.

Mais le déclin de l’ONU et du multilatéralisme, ne relève pas uniquement de jeux de pouvoir conjoncturels ou d’un simple désengagement des grandes puissances. Il s’inscrit dans un mouvement bien plus vaste : celui du reflux des valeurs héritées de la Renaissance, cristallisées en idées au siècle des Lumières, concrétisées au XIXe siècle à l’ère des premières démocraties modernes, et qui ont connu leur apogée après la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment-là que ces principes – la raison, l’universalisme, le droit, l’égalité entre les nations et la croyance dans le progrès institutionnel – ont façonné l’ordre international tel qu’il s’est redessiné. L’ONU, les accords de Bretton Woods, la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais aussi les institutions européennes et l’essor du droit international, n’étaient que la traduction géopolitique d’une dynamique intellectuelle et morale plus ancienne.

Or, il faut bien l’admettre, ces valeurs ne rencontrent plus l’adhésion qu’elles suscitaient auparavant. Même en Occident, la démocratie, hier considérée comme un horizon indépassable, est désormais contestée par des populations de plus en plus défiantes envers leurs institutions et leurs élites. Ailleurs, elle peine à séduire face à des modèles dits « alternatifs », incarnés par la Chine et la Russie, où l’autoritarisme se pare d’efficacité et de stabilité, apparaissant à beaucoup comme un refuge face au chaos et à l’incertitude.

Le déclin de l’ONU et du multilatéralisme n’est donc ni un accident de l’histoire, ni une simple parenthèse que l’on pourrait refermer à volonté. Il s’inscrit dans un basculement plus profond, où les principes hérités des Lumières et du rationalisme, qui avaient structuré l’ordre international de la seconde moitié du XXe siècle, perdent leur emprise au profit d’une logique plus brutale, fondée sur le rapport de force et les intérêts immédiats.

Dans ce contexte, Donald Trump n’a pas initié cette rupture, mais il l’a indéniablement accélérée. Son objectif affiché – démanteler ce qu’il reste de l’ordre mondial instauré par les États-Unis de Truman et leurs alliés – s’inscrit dans une dynamique déjà en cours, révélant crûment une réalité que beaucoup refusaient de voir : l’édifice multilatéral est devenu une coquille vide, maintenue par habitude plus que par conviction. Par sa brutalité et son mépris des usages diplomatiques, Trump n’a fait qu’exposer l’évidence : le monde tel que nous l’avons connu appartient au passé.

Lorsque, avec une désinvolture déconcertante, il a évoqué l’annexion d’une partie du Groenland – autrement dit, lorsqu’un membre fondateur de l’OTAN a ouvertement suggéré de s’emparer par la force du territoire d’un autre –, il a porté le coup de grâce à l’esprit de l’Alliance atlantique et, plus largement, au système multilatéral dans son ensemble. Ce geste, inimaginable quelques années plus tôt, a marqué une étape décisive dans l’effondrement de l’ordre ancien.

La politique incarnée par l’actuel président américain ne se limite pas à contourner les règles existantes : elle vise à les pulvériser pour instituer une nouvelle réalité où seules comptent la force et la capacité à imposer ses volontés. Ce que nous observons aujourd’hui, c’est la fin d’une ère où les alliances étaient stables et où le multilatéralisme jouait encore un rôle d’arbitre. À sa place émerge un monde plus incertain, proche de celui du XIXe siècle : un univers où le bilatéralisme domine et où les alliances se font et se défont au gré des circonstances.

Il est donc urgent de prendre conscience que Donald Trump n’est pas qu’un mauvais moment à passer et qu’une fois son départ acté, nous ne pourrons simplement espérer un retour à l’ordre ancien. L’idée selon laquelle il suffirait de redynamiser l’ONU et le système multilatéral pour que tout rentre dans l’ordre est une illusion. La déliquescence actuelle de celui-ci, que Trump aura irrémédiablement scellée, ne fera que se poursuivre, indépendamment des locataires successifs de la Maison-Blanche.

Nous devons admettre – aussi regrettable cela soit-il – que l’ordre international que nous avons connu ne reviendra plus. Il est nécessaire d’anticiper la transformation en cours et de réfléchir à ce qui pourrait le remplacer. Comme évoqué précédemment, nous allons entrer dans un ordre mondial marqué par des rapports de force plus proches de ceux du XIXe siècle, où les relations internationales seront structurées par des équilibres bilatéraux. Ce qui subsistera du multilatéralisme s’incarnera essentiellement dans des organisations régionales, à l’image de l’Union européenne – certes imparfaite et traversée par des tensions internes, mais qui a au moins le mérite d’exister et de conserver une réelle cohésion institutionnelle.

Si les défenseurs des valeurs héritées des Lumières, celles qui ont inspiré l’ONU et l’ordre international d’après-guerre, veulent qu’elles puissent encore perdurer, il faut être lucide. Comme les Européens l’ont compris dans le domaine de la défense, où ils ont reconnu l’impératif de bâtir une autonomie stratégique à travers une défense européenne, il en va de même pour les relations internationales : seule une intégration européenne renforcée permettra au continent d’exister face aux autres blocs régionaux et de négocier d’égal à égal avec les grandes puissances qui régenteront demain la planète. L’ère du multilatéralisme globalisé touche à sa fin : il est temps d’en tirer les conséquences et de s’adapter à la nouvelle réalité du monde.


[1] Je n’inclus pas ici le réseau des agences humanitaires et de développement de l’ONU, qui continue à mener un travail important sur le terrain, notamment à travers le Programme alimentaire mondial, l’UNICEF ou encore le Haut Commissariat aux réfugiés.


Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.