Report du 10e Sommet des Amériques prévu dans la Caraïbe : symptôme d’une fracture géopolitique majeure ?

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Le sommet des Amériques qui devait se tenir début décembre en République dominicaine vient d’être reporté à 2026. Le gouvernement dominicain a justifié ce report par « les profondes divergences qui compliquent actuellement un dialogue productif dans les Amériques ». Comment interpréter l’annulation de ce sommet ?

Le sommet des Amériques est un forum diplomatique réunissant l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement du continent américain du Canada au Chili. En réalité seuls 34 des 35 États du continent y participent puisque Cuba en a été exclu depuis 20 ans. Organisée sous l’égide de l’Organisation des États américains (OEA), cette grande réunion a été lancée en 1994 et se tient en moyenne tous les trois ou quatre ans. Ce sommet vise à favoriser une convergence de vues sur les grands enjeux régionaux supposés partagés, tels que la démocratie, le développement économique, les migrations ou encore la sécurité et le climat. Dans les faits, cette instance, à l’image de l’OEA, constitue clairement un levier diplomatique au profit des États-Unis pour faire valoir leurs priorités politiques. Cette volonté d’orientation de l’agenda hémisphérique a d’ailleurs déjà suscité de fortes frictions.

La dernière édition du sommet des Amériques, qui se tenait en 2022 à Los Angeles, avait servi de caisse de résonance des différends animant le continent américain : les États-Unis, pays hôte, avaient refusé d’y inviter Cuba, le Nicaragua et le Venezuela, les trois pays du continent les plus critiques, voire hostiles, au grand voisin. En signe de protestation face à ce coup de force, plusieurs dirigeants américains avaient annoncé boycotter le sommet. Celui-ci s’était finalement tenu sans les présidents de Bolivie, du Guatemala, du Honduras, du Mexique, du Salvador, de l’Uruguay et de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Cette crise avait révélé au grand jour des désaccords profonds quant aux modalités de gouvernance au sein du continent et avait constitué un revers diplomatique majeur pour Washington qui voyait ainsi contestée sa traditionnelle hégémonie hémisphérique. Mais au moins ce sommet s’était-il tenu !

L’annonce du report du 10e sommet pousse à se demander si ces différends diplomatiques ne se sont pas transformés depuis en fracture majeure. Alors que la réunion devait porter sur le thème « Building a Secure and Sustainable Hemisphere with Shared Prosperity » (« Construire un hémisphère sécurisé et durable avec prospérité partagée »), force est de constater que les visions et les ambitions sur ces thèmes de la sécurité et du développement sont loin d’être communes. De fait, le déploiement au mois d’août d’un groupe naval dans les eaux caribéennes, rejoint en octobre par le porte-avions Gerald Ford, est l’illustration la plus éclatante du retour du Big Stick. Les frappes effectuées contre des bateaux supposés transporter de la cocaïne, qui ont fait à ce jour 76 morts, sont considérées à juste titre comme des exécutions extrajudiciaires et ont soulevé une vague de protestations comme on n’en avait plus vu depuis longtemps dans la région.

La « reconquête », au moins en termes d’influence, du pré carré latino-américain par le président Trump rencontre des résistances inattendues qui en disent long sur le manque d’adhésion à son discours dans l’ensemble du continent, et ce bien au-delà des oppositions traditionnelles de Cuba ou du Venezuela. Le multilatéralisme, qui connaissait déjà des difficultés à s’exercer dans les grandes enceintes régionales, laisse aujourd’hui la place à la défense de ce que chacun considère être son intérêt national au détriment de la coopération pourtant indispensable pour faire face aux nombreux défis géostratégiques que connaît le continent. Dans ces conditions, on comprend mieux la décision de la République dominicaine, l’un des plus fidèles alliés de Washington dans la région, de reporter ce sommet qui s’annonçait comme un probable fiasco diplomatique.

Justement, quelle lecture peut-on faire de la stratégie américaine dans la région ? Quelle menace le déploiement américain fait-il peser sur l’équilibre régional ?

La seconde investiture de Donald Trump à la Maison-Blanche, le 20 janvier 2025, modifie en profondeur la donne géopolitique hémisphérique et replonge le continent sud-américain dans des pratiques que l’on pensait révolues. L’orientation générale de la diplomatie américaine à l’égard de l’Amérique latine reste fidèle à la ligne America First. Trump 2.0 reprend et amplifie les trois grands axes qui avaient guidé la politique étrangère de son premier mandat : la lutte contre l’immigration et le narcotrafic, la pression maximale sur les régimes considérés comme hostiles (en particulier Cuba et le Venezuela) et la renaissance de la doctrine Monroe.

Ce ne sont donc pas tant les objectifs qui changent que la méthode et le ton employés, beaucoup plus directs et assumés. Dans sa volonté farouche, voire obsessionnelle, de lutter contre l’influence grandissante de la République populaire de Chine, le président américain s’est d’entrée de jeu employé à reprendre en main son arrière-cour. Le Panama a, d’une certaine manière, servi d’exemple pour le reste du continent. Si Trump n’a pas repris le contrôle du canal comme il l’avait annoncé, il a néanmoins obtenu que des troupes américaines soient temporairement déployées sur le sol panaméen (une première depuis la rétrocession de 1999) et que la gestion des ports de Balboa et Cristóbal par le groupe CK Hutchison Holdings Limited (Hong Kong) fasse l’objet d’un audit. Cette entreprise, très liée à Pékin, a finalement déclaré avoir conclu un accord de principe pour vendre sa concession à un consortium américain (composé de BlackRock, Global Infrastructure Partners et Terminal Investment Limited).

Le durcissement de la politique migratoire américaine a également contribué à tendre les relations avec ses voisins, notamment avec certains pays d’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, etc.) : la brutalité des méthodes utilisées par l’agence fédérale Immigration and Customs Enforcement, le renvoi massif dans leur pays d’origine des migrants en situation irrégulière et la volonté d’externaliser les filtres migratoires ont été d’importantes sources de tensions avec les États concernés. À cela s’ajoute enfin l’application de droits de douane supplémentaires, parfois accompagnés de mesures diplomatiques ciblées comme c’est le cas à l’égard du Brésil de Lula qui s’est vu appliquer des taxes à hauteur de 50 % à la suite de la condamnation à une peine de prison ferme de l’ancien président Jair Bolsonaro.

On peut donc légitimement se demander dans quelle mesure cette stratégie, si tant est que s’en soit une, n’est pas contre-productive ? Cette « géopolitique de puissance sans principes » (Quessard, 2025) a suscité beaucoup de défiance, voire d’hostilité, chez un certain nombre d’acteurs régionaux qui semblent nettement moins disposés à suivre sans réserve la Maison-Blanche.

Le report de ce sommet est également justifié par la catastrophe climatique qui vient de s’abattre sur plusieurs pays des Caraïbes, en particulier sur la Jamaïque. En quoi cette zone est-elle particulièrement vulnérable ? Où en sont les avancées au niveau des organisations régionales et internationales pour répondre à l’urgence climatique de cette partie du globe ?

L’ouragan Melissa, de catégorie 5, a effectivement balayé le bassin caribéen à la fin du mois d’octobre, faisant plus d’une cinquantaine de victimes, autant de disparus ainsi que de très importants dégâts matériels. La République dominicaine, bien que ne se trouvant pas sur la trajectoire directe de Melissa, a été durement affectée par cet ouragan. Les perturbations majeures en termes d’inondations, d’interruptions des services d’eau ou de dommages structurels sont bien réelles et justifient le report du sommet des Amériques.

Mais Melissa nous rappelle surtout les multiples vulnérabilités de cette région par ailleurs soumise aux aléas sismiques et volcaniques. Dans le domaine du dérèglement climatique, l’administration Trump porte une responsabilité certaine dans les fragilités de la région, et ce tant en matière de transition énergétique, de prévention, et de secours d’urgence. Le retrait de l’Accord de Paris, la dissolution du bureau en charge de la diplomatie climatique, la suppression massive d’informations scientifiques liées aux études climatiques jusque-là publiées sur le web, la vague de licenciements dans certaines agences fédérales américaines, en particulier la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), sont autant de coups portés à la lutte contre le dérèglement climatique. L’absence de délégation fédérale américaine à Belém à la COP30 en dit long sur le déni climatique de Washington.

Si l’on se limite au seul aléa cyclonique, la coopération régionale en matière de prévention s’est trouvée gravement compromise : en juillet 2025, alors que la saison des ouragans avait débuté depuis un mois, les États-Unis ont annoncé la suspension du partage des données de leurs satellites pour la surveillance des phénomènes cycloniques dans l’Atlantique. Sans ces données, les prévisions d’évolution des masses nuageuses ont été altérées, faisant peser une lourde menace sur l’ensemble des populations caribéennes. Et pour ce qui est des interventions post-catastrophe, la dissolution d’USAID, l’agence fédérale d’aide humanitaire, et les conséquences du shutdown ont eu un double effet : mettre en difficulté les organisations régionales de gestion des urgences jusqu’alors subventionnées (telles que la Caribbean Disaster Emergency Management Agency) et limiter l’aide humanitaire apportée à la Jamaïque, frappée de plein fouet par l’ouragan Melissa. Ainsi, dans ce domaine également, le multilatéralisme qui prévalait jusqu’alors s’est désagrégé sous les coups de boutoir de l’administration Trump.