Quelle est, selon vous, la véritable ampleur politique de la purge militaire lancée par Xi Jinping ? Peut-on vraiment parler d’un tournant comparable aux purges de Mao Zedong ? La disparition de figures majeures comme Wei Fenghe ou He Weidong suggère-t-elle l’existence d’un complot militaire avorté ou s’agit-il d’une purge préventive de la part du régime ?
Ces purges représentent près de 20 % des officiers de haut rang. La lutte contre la corruption est souvent alléguée mais ces purges sont peut-être une réaction forte de Xi Jinping contre la décision prise le 30 juin dernier à son encontre et par le Comité central de revenir à une direction collégiale au sein des instances du Parti. Des signes nous montrent que Xi Jinping semble en retrait. Il se rend de moins en moins l’étranger. Il apparaît de moins en moins dans les médias nationaux. En tout cas, son exercice solitaire du pouvoir est contesté au sein de l’armée mais aussi par les principaux dirigeants chargés de l’économie du pays. Pour ce qui concerne l’armée, trois généraux de haut rang considérés pourtant comme étant proches de Xi Jinping ont été limogés. Il s’agit de He Weidong, de Miao Hua et de Lin Xianyang ; ce dernier étant chargé des opérations de l’Est donc de Taïwan. Ces purges s’inscrivent dans la continuité de celles de Wei Fenghe, Li Shangfu, Dong Jun ou, au sein des Affaires étrangères, de Qin Gang… D’emblée se pose la question de l’efficacité du commandement au sein de l’armée. Même ces limogeages bénéficient à des caciques de l’armée comme Zhang Youxia, un ancien vétéran de la guerre sino-vietnamienne de 1979, on peut s’interroger sur leur finalité alors que les spéculations d’une invasion contre Taïwan vont bon train. Maintenant, et pour répondre enfin à vos questions , les purges sont récurrentes dans toute organisation totalitaire, avec plus ou moins d’intensité. Tout historien a en tête la purge de Lin Biao en 1971 par Mao Zedong, liée à sa tentative de coup d’Etat. Le système étant opaque, il est difficile de savoir si des tentatives de ce genre contre Xi Jinping ont eu lieu ou sont en cours. Une chose est certaine : depuis la fin de la covid-19, son aura s’est considérablement érodée et le clan rival de l’ancien Président Hu Jintao, humilié par son éviction, n’a de cesse que de vouloir revenir sur le devant de la scène.
Plus de 20 % des hauts gradés ont été limogés, dont plusieurs proches de Xi Jinping lui-même. Comment interpréter cette défiance envers son propre cercle ? Y a-t-il eu un glissement du pouvoir vers une logique de paranoïa ?
C’est le syndrome de Brutus…Se méfier toujours de ses plus proches collaborateurs. On a souvent comparé la trajectoire politique de Xi Jinping à celle de Vladimir Poutine dont l’autorité suprême, souvenons-nous en, a été brutalement remise en cause par Evgueni Prigojine alors chef des milices Wagner, en juin 2023, dans sa rébellion contre le pouvoir. Un tel scénario en Chine est-il possible ? Avec ses trois millions d’hommes (auxquels s’ajoutent les forces de sécurité) nous ne pouvons l’exclure. D’autre part, les choix stratégiques de Xi Jinping ne font pas l’unanimité. Que ce soit dans la confrontation avec les Etats-Unis ou dans le rapprochement avec les Russes. A ce sujet, le sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai à Tianjin, suivi le 3 septembre de la célébration de la fin de la seconde guerre mondiale à Pékin et en présence de Vladimir Poutine nous montreront si Xi Jinping est de retour ou pas sur la scène nationale.
Le Conseil militaire central est aujourd’hui réduit à 4 membres. Cela constitue-t-il un vide de pouvoir ou, au contraire, un recentrage du contrôle entre les mains de Xi Jinping ? Quels sont les risques d’une telle concentration ?
Je vous répondrai par le mot de Paul Valéry : « Un Etat seul n’est pas en bonne compagnie ». Il en va de même pour un homme. Le risque étant que les décisions les plus irrationnelles soient prises sans un minimum de contrôle donc de contre-pouvoirs. On pense à tous les dictateurs du XX° siècle. On pense à Mao Zedong en particulier qui décide de lancer le Grand Bond en avant en 1958 afin, selon le slogan de l’époque, de « rattraper l’Angleterre ». Sur le plan économique, le bilan sera lourd. Sur le plan humain encore plus catastrophique : provoquant une gigantesque famine, la décision du grand timonier aura coûté la vie à 40 millions de personnes. Avec Xi Jinping, ce que l’on peut craindre, c’est un coup de force contre Taïwan. Les conséquences pour la Chine et le monde seraient un désastre. Le ferait-il avec l’aide des Russes ? Il faut l’envisager.
Depuis le troisième mandat obtenu en brisant la règle de l’alternance, Xi Jinping semble avoir renforcé son pouvoir tout en accroissant les tensions internes. Peut-on parler d’une crise de légitimité au sommet de l’État chinois ?
Non seulement au sommet mais au sein de la population lorsqu’en décembre 2022 déjà, des manifestations importantes ont eu lieu à Shanghai pour en appeler à sa démission le critiquant pour sa gestion catastrophique de la pandémie. A ce ras le bol sporadique s’ajoute une autre tendance de fond initiée par le mouvement informel Tangping (littéralement : « s’allonger à plat ») qui en appelle chez les jeunes à une forme de résistance passive en refusant d’aller travailler, en refusant d’obtempérer aux exhortations patriotiques du Parti. Bref, « there is something rotten in the Danish Kingdom » disait Hamlet…
Le durcissement autoritaire du régime ne risque-t-il pas de provoquer un effet boomerang parmi les élites civiles et militaires ? Y a-t-il aujourd’hui une « fatigue » du pouvoir de Xi Jinping dans les cercles du Parti ?
Oui certainement. De là à dire que le régime n’en a plus pour très longtemps, je me garderai bien de faire ce pronostic. Pendant près de quarante ans, le sinologue Jean-Luc Domenach nous annonçait chaque année la chute du régime communiste chinois. Or, le régime est encore là… On spécule aussi beaucoup sur l’état de santé de Xi Jinping. Aurait-il fait un ou plusieurs AVC ? Prétendre être malade est aussi la meilleure manière de feindre l’affaiblissement pour mieux épier son entourage. Plusieurs empereurs de Chine ont eu recours à cette pratique de la dissimulation. Deng Xiaoping aussi. Une chose est certaine, la vie du dirigeant Xi Jinping n’est pas un fleuve tranquille…