• François Mabille

    Chercheur associé à l’IRIS, directeur de l’Observatoire géopolitique du religieux

Depuis la visite fondatrice de Paul VI en 1967, la relation entre le Saint-Siège et la Turquie reflète les transformations profondes de l’ordre international : passage d’une Turquie laïque et arrimée à l’Occident à une puissance musulmane aspirant à une autonomie stratégique ; et glissement simultané d’une papauté encore européenne vers une Église largement portée par le Sud global. Ce premier déplacement de Léon XIV en Turquie, dans un climat politique chargé, condense ces dynamiques croisées.

En se rendant d’abord sur le site où repose Mustafa Kemal, le pape, dans un geste très codé diplomatiquement, a rappelé l’héritage laïque qui a structuré la Turquie moderne. Mais il résonne de manière particulière dans un pays où cet héritage est aujourd’hui l’objet de réinterprétations successives : officiellement célébré, il est parallèlement intégré dans un récit national plus religieux et plus impérial. À cette tension symbolique s’ajoute une tension politique : l’un des principaux représentants du parti kémaliste, élu à Istanbul, étant actuellement incarcéré.

Le pape a fait son entrée sur la scène diplomatique dans le cadre d’une cérémonie officielle en étant accompagné de la totalité de la Secrétairerie d’État et de cardinaux spécialisés dans l’œcuménisme, les Églises orientales et le dialogue interreligieux, manifestant ainsi que la Turquie concentre simultanément des enjeux religieux internes, une situation régionale instable et une relation délicate avec l’orthodoxie de Constantinople.

Point de contact entre continents

Le cœur de la séquence se joue dans une opposition de style et de contenu : si le président turc propose une lecture du monde centrée sur la confrontation des identités religieuses, la place de Jérusalem, et la dénonciation des discriminations visant les musulmans en Europe, le pape, lui, adopte une tout autre stratégie : il inscrit d’emblée la Turquie dans un paysage global où elle peut jouer un rôle de médiation et de pacification.

Dans le sillage de Jean-Paul II, il la décrit comme un point de contact entre continents, et insiste sur le fait que cette position n’a de sens que si la société turque accepte la pluralité de ses propres composantes. La métaphore qu’il mobilise – l’idée que relier des espaces suppose d’abord de se tenir ouverte à sa propre diversité – vise clairement les minorités, les oppositions politiques, le milieu journalistique et les diverses communautés religieuses du pays.

Ce plaidoyer pour un pluralisme actif prend un relief particulier dans une Turquie marquée par la centralisation politique, la pression judiciaire sur l’opposition et les tensions persistantes autour des libertés fondamentales. Le pape rappelle la contribution historique des chrétiens à la culture nationale, et plus largement la nécessité de reconnaître la place de toutes les composantes de la société.

Un État qui n’est plus un allié classique

Cette visite, pourtant centrée sur l’anniversaire du concile de Nicée – événement fondateur de l’unité doctrinale chrétienne –, est donc aussi un acte géopolitique. Depuis Paul VI, la papauté avait trouvé en Turquie un partenaire situé à la jonction de l’Europe, du Proche-Orient et du monde orthodoxe. Jean-Paul II y avait vu la possibilité d’un pont entre civilisations. Benoît XVI y avait recherché l’apaisement après la crise de Ratisbonne.

Mais l’arrivée d’Erdogan a rebattu les cartes : Ankara n’est plus le pays laïque arrimé au « camp occidental ». L’Otan elle-même s’est délitée comme cadre d’interprétation unique ; l’Europe hésite sur son avenir stratégique ; les États-Unis, depuis l’ère Trump, ont fragmenté l’idée même de bloc occidental.

La Turquie en a profité pour se repositionner : puissance musulmane affirmant sa souveraineté, intervenant militairement en Syrie, en Irak, en Libye, se rapprochant ponctuellement de Moscou tout en restant indispensable à Washington et à Bruxelles sur les dossiers migratoires ou sécuritaires. De l’autre côté, l’Église catholique, désormais majoritairement non européenne, assume une vision globalisée du monde : valorisation du pluralisme, défense des périphéries, attention aux fractures sociales et religieuses.

Dans ce paysage mouvant, le voyage de Léon XIV apparaît comme un moment charnière. Le pape s’adresse à un État qui n’est plus un allié classique, mais un acteur autonome, dont l’évolution identitaire a des répercussions directes sur la Méditerranée, le Proche-Orient et l’équilibre interreligieux. Et il parle depuis une institution qui se pense comme un corps mondial, soucieux de maintenir l’ouverture des sociétés et la stabilité des régions frontalières.

La relation entre la Turquie et le Saint-Siège apparaît alors comme un miroir des incertitudes géopolitiques contemporaines et de deux trajectoires géopolitiques qui s’entrecroisent ; et entre les deux, une tension constante entre mémoire, théologie, diplomatie et recomposition du monde.

Tribune par François Mabille pour La Croix.