Jean de Gliniasty : Il n’y a pas de recette dans la négociation et la diplomatie, il n’y a que des cas particuliers. La négociation s’apprend très peu dans les livres. On entend souvent qu’il faut démarrer très haut pour arriver très bas ou bien tenir bon, très longtemps, et puis lâcher à la fin.

Il n’y a pas de règle mais plutôt quelques principes comme bien connaître ses interlocuteurs, connaître l’Histoire – ce qui est malheureusement de moins en moins le cas –, et être ouvert pour chercher les solutions.

En Europe, et souvent dans le monde depuis 1945, la négociation a toujours eu un médiateur fort, capable d’imposer des concessions aux uns et aux autres, qui s’appelle les États-Unis. Ce sont eux qui ont réglé la question en Yougoslavie avec les accords de Dayton en 1995, après avoir saboté au préalable les efforts européens même si l’Europe n’était pas de taille.

Le traité sur les forces nucléaires intermédiaires, le traité sur les forces conventionnelles, le traité sur la limitation des missiles balistiques : tout a été fait par les Américains, et les Européens n’ont joué qu’un rôle secondaire.

Alors, pour la guerre en Ukraine, pourquoi cela ne marche pas ? Parce que le pouvoir d’imposition des concessions n’est pas suffisamment fort. On ne peut pas, bien sûr, généraliser, car chaque cas de figure de négociation est un cas particulier. Mais, la poursuite de la guerre s’explique, jusqu’à présent, par l’incapacité des États-Unis à imposer des concessions à la Russie et à l’Ukraine qui jouit du soutien de l’ensemble de l’Europe.

Les Russes ont refusé une offre, extrêmement généreuse, si je puis dire, qui consistait à reconnaître les territoires qu’ils occupent donc implicitement l’annexion de la Crimée, à neutraliser l’Ukraine (pas d’Otan) et à commencer à lever des sanctions.

Pour l’Ukraine, il y avait évidemment la renonciation aux territoires occupés implicitement, sans reconnaissance officielle bien sûr, mais avec la consolidation de l’Ukraine comme pays indépendant démocratique et tourné vers l’Occident.

Ce n’était pas assez pour les Ukrainiens. Donc, nous sommes dans une phase de pause, où il faut espérer que les uns et les autres accepteront à un moment de faire des concessions car, pour l’instant, malheureusement, c’est encore le temps de la guerre.

Didier Billion : Je suis d’accord avec ce qui vient d’être dit. Il est nécessaire d’avoir des médiateurs forts mais il faut aussi que le médiateur soit reconnu dans sa capacité de médiation par les deux parties. Ça paraît évident mais toutes les tentatives de médiation qui ont échoué, c’était parce que le médiateur était considéré par une des deux ou plusieurs parties comme ayant un parti pris.

Deuxième élément, nous sommes dans une période de tensions internationales, de multiplication des conflits qui n’est pas favorable à des jeux de médiation quels que soient les dossiers. C’est un défi considérable parce que les cadres de la médiation internationale, qui avaient été laborieusement mis en œuvre après la Seconde Guerre mondiale, sont en train de s’effilocher. Ce qu’on appelle le droit international n’est plus que l’ombre de lui-même, ce qui rend les choses compliquées.

Didier Billion : Le caractère discret, voire secret des négociations et de l’enjeu des médiations est très important, c’est la meilleure garantie de réussite hypothétique. Les négociations qui ont réussi, même partiellement, se sont toutes faites dans la discrétion à l’abri des médias.

Pour Gaza, tout le monde le sait, il y a eu plusieurs phases de négociations entre le Hamas et Israël, menées par le Qatar et par l’Égypte, qui n’ont pas abouti. Et je pense qu’en réalité, elles n’aboutiront pas, pour l’instant, pour une raison simple : Israël ne veut pas parvenir à un accord de cessez-le-feu et à un accord de paix.

Le bombardement récent contre une tour à Doha au Qatar, pays qui était considéré comme ayant eu un rôle en partie positif depuis le 7 octobre 2023, le prouve dramatiquement.

Pour sortir de cette impasse, il faudrait imposer à Israël un certain nombre de mesures et de sanctions car Benyamin Netanyahou n’entend que le langage de la force, sinon il va continuer son œuvre de mort avec un sentiment d’impunité.

Si les dirigeants israéliens se prêtent, pour la forme, à des invitations à s’installer autour d’une table, en réalité, ils n’y croient pas une seule seconde et le sort des otages est la dernière préoccupation de Benyamin Netanyahou.

Jean de Gliniasty : Les États-Unis ont la puissance pour imposer leur volonté mais leur volonté est vacillante. D’abord parce qu’une grande partie de l’opinion américaine est plutôt pro-ukrainienne. Même à l’intérieur du Parti républicain, la moitié des gens considèrent, à juste titre, qu’il faut soutenir un pays agressé et, accessoirement, que c’est peut-être le moment de mettre une fessée, si j’ose dire, à la Russie et de la calmer pour longtemps.

Sur le fond des choses, Donald Trump se fout de l’Ukraine. Il considère que l’Ukraine l’empêche de se livrer à sa grande politique qui est de contrer la Chine, de rivaliser avec la Chine et d’empêcher la Chine de rivaliser avec les États-Unis.

Il n’a pas ce qu’ont les Européens : un intérêt vital, existentiel au règlement de la crise. Donc, le risque, c’est qu’après avoir fait un petit effort, il s’en aille… Peut-être pas complètement car les Russes savent très bien qu’il faudra sanctuariser un bout d’Ukraine pro-occidental, démocratique, respectant les droits de l’homme.

Mais, pour le reste, si les Russes prennent Dnipropetrovsk ou Kharkov, les Américains, s’ils se retirent, n’en feront pas un casus belli. Les Européens, qui ont choisi une position légitime de soutien absolu à l’Ukraine, ne seront plus en position de médiateurs si les États-Unis devaient se retirer. L’Europe serait alors dans une situation difficile, uniquement conflictuelle, et non pas de médiation potentielle.

Didier Billion : Oui et c’est tout le drame de la situation. Les équipes de Donald Trump, mais avant aussi celles de Joe Biden, sont dans un soutien inconditionnel à Israël qui se poursuivra. Ce que l’on comprend, c’est que Trump n’a pas un grand intérêt pour les dossiers internationaux sauf quand il s’agit de faire du business.

Pour autant, il y a une sorte de ligne directrice dans sa politique, aussi exécrable puisse-t-elle être, et puis il y a surtout son entourage et un certain nombre de lobbys, de groupes d’intérêt, qui poussent leurs pions.

En ce qui concerne Gaza, le lobby pro-israélien est très puissant aux États-Unis, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il est en train de se morceler devant l’horreur de ce qui se passe à Gaza. Une partie de la communauté juive américaine est en train d’avoir une posture de plus en plus critique à l’égard de la politique de Benyamin Netanyahou, il ne faut pas le sous-estimer.

Quant aux Européens, ma foi, je n’ai pas l’habitude de tirer sur les ambulances donc je ne voudrais pas être trop critique, mais le spectacle que donne l’Union européenne, dirigée par Ursula von der Leyen, est pitoyable.

Les Européens sont extrêmement divisés, notamment sur ce dossier, mais aussi sur le dossier ukrainien et sur beaucoup d’autres. L’Europe n’a pas une politique extérieure commune et ce n’est pas demain la veille qu’elle pourra s’en doter. Elle se contente de communiqués qui marquent son mécontentement sur les bombardements, sur la politique de Benyamin Netanyahou, mais aucune mesure n’est prise.

Le symbole de cette situation, c’est l’accord d’association avec l’État d’Israël avec le fameux article 2, qui porte sur le respect des droits humains. Si une des parties à cet accord d’association ne le respecte pas, alors il faut le dénoncer alors que les bombardements et la famine continuent jour après jour.

Donc je pense que, malheureusement, il n’y a rien, mais rien à attendre de la part de l’Union européenne. Quant aux États arabes, leur politique n’est pas moins pitoyable. Ces régimes voient la question palestinienne comme une sorte d’épine dans le pied qui contrecarre pour chacun leurs intérêts nationaux. Les communiqués de la Ligue des États arabes sont à peu près de la même tonalité que ceux de l’Union européenne…

Jean de Gliniasty Actuellement, l’ONU subit une vague de critiques mais le Sud global ne conteste pas l’ordre multilatéral. Quand vous regardez les communiqués de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), ils disent tous : « On veut une meilleure répartition des pouvoirs à l’intérieur du système global multilatéral mais on ne le conteste pas. »

Même le FMI et la Banque mondiale trouvent grâce aux yeux des pays du Sud global, en tout cas des Brics et de l’OCS, ils veulent simplement un changement de quotas, un changement de pouvoir, etc.

Donc la question de la légitimité du système multilatéral ne se pose qu’avec un pays : les États-Unis, c’est tout, le reste du monde est d’accord. En ce qui concerne le pouvoir de l’ONU, ses pères fondateurs l’ont créée avec l’expérience douloureuse de la Société des nations, c’est-à-dire que l’ONU a été fondée sur le principe qu’on ne peut pas imposer à une puissance mondiale une solution dont elle ne veut pas.

Donc le blocage du Conseil de sécurité, à la suite du droit de veto d’un des cinq membres permanents, a été prévu pour faire partie du fonctionnement de l’ONU parce qu’imposer une solution à la Chine ou à la Russie ou aux États-Unis, ça veut dire au mieux qu’elle ne marchera pas et au pire la guerre.

En revanche, quand les cinq puissances permanentes sont d’accord, l’ONU est une remarquable machine à imposer la paix, en vérifier les modalités et à la maintenir. Il y a eu une période entre la chute de l’Union soviétique, entre 1991 et le début des années 2000, avant l’arrivée de Poutine, où la Russie et les États-Unis votaient ensemble.

Durant cette période, un certain nombre de problèmes dans le monde, comme le Timor ou la Yougoslavie, ont été réglés. Mais quand ils ne sont pas d’accord, l’ONU est simplement un forum international.

Didier Billion Je vais paraphraser Churchill qui disait : « La démocratie, c’est le moins bon des systèmes à l’exception de tous les autres. » Eh bien, l’ONU est probablement l’organisation la plus mauvaise de toutes à l’exception de toutes les autres.

De nombreuses résolutions votées par le Conseil de sécurité lui-même n’ont jamais été appliquées et on peut revenir, entre autres, à la fameuse résolution 242 de l’ONU sur la question des territoires palestiniens… Mais, d’un autre côté, les Nations unies ont eu un rôle positif pour la résolution de nombre de questions.

Derrière l’ONU, il y a la question du droit international. S’il n’est pas toujours totalement juste, le droit international reste une garantie, autant de points d’appui pour que le monde dans lequel nous vivons ne soit pas régi par la loi de la jungle.

Or, aujourd’hui, le projet de Trump et de quelques autres, c’est justement d’en revenir à la loi de la jungle. Parce qu’ils s’estiment les plus puissants, ils pensent qu’ils peuvent taper ce qu’ils veulent, mais ce qui est terrifiant, c’est que ceux qui nient le droit international s’en félicitent.

Trump le dit lui-même, toutes ces institutions multilatérales qui existent, toutes les agences de l’ONU, ça coûte de l’argent, ça ne sert à rien, donc balayons tout ça ! Il faut résister à cela, nous devons défendre les Nations unies. Mais nous devons aussi défendre la réforme des Nations unies qui est un serpent de mer dont on parle depuis 1990-1991.

Nous devons prendre en compte l’aspiration des peuples et des États du Sud à jouer leur rôle plein et entier au sein de l’ONU, sinon ça ne fonctionnera pas, afin que cet organisme puisse continuer à avoir un rôle de médiation, de stabilisation des relations internationales.

Retranscription du débat « Comment fonctionne un processus de paix ? » au Village du monde lors de la 90e édition de la Fête de l’Humanité avec Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS et le directeur adjoint de l’IRIS, Didier Billon.