Dans son bilan annuel sur les dynamiques mondiales d’armement et de désarmement – le SIPRI Yearbook, publié en juin 2025 –, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm évoque la relance possible d’une « course aux armements nucléaires » caractérisée par l’extension et la modernisation des arsenaux nucléaires, ainsi que par la résurgence de débats nationaux « sur le statut et la stratégie nucléaires », notamment dans certains États non dotés. L’Europe, marquée depuis 2022 par la coercition nucléaire russe, des questionnements sur le modèle actuel de partage de la dissuasion au sein de l’OTAN ainsi que des débats autour de l’éventuelle « européanisation » des dissuasions française et britannique, représente inévitablement l’un des principaux théâtres de ces bouleversements.

La Pologne, « État du front » et nouveau pivot militaire européen, est concernée par ces débats à plus d’un titre. En première ligne face à la Russie – en particulier face aux missiles déployés en Biélorussie par Moscou –, historiquement en dehors des accords de partage nucléaire de l’OTAN, profondément attaché à l’alliance atlantique et à la mise en œuvre de sa mission de « défense et dissuasion », le pays semble traverser une phase de réajustement stratégique, y compris dans son positionnement sur les dossiers nucléaires. Depuis 2022, plusieurs responsables politiques polonais ont soutenu l’inclusion de leur pays dans les accords de partage nucléaire de l’OTAN. En parallèle, ces dirigeants ont manifesté un intérêt nouveau pour la proposition d’Emmanuel Macron d’ouvrir le débat stratégique sur la dimension européenne de la dissuasion française. Le sujet d’un programme nucléaire national s’est même invité dans le débat public polonais de manière inédite. Quels sont les ressorts et les enjeux de ces discussions ? Comment s’articulent-elles entre elles et avec le développement de solutions non nucléaires visant à renforcer la défense et la dissuasion polonaises ?

Cette note s’attache à répondre à ces questions, en s’appuyant sur un corpus diversifié de sources comprenant les travaux de deux des principaux think tanks polonais spécialisés dans les questions stratégiques – le Centre for Eastern Studies (OSW) et le Polish Institute for International Affairs (PISM). Elle analyse également les déclarations publiques de responsables politiques polonais de premier plan (Premier ministre, Président de la République, Président du Sejm – le Parlement polonais –, chef du Bureau de la sécurité nationale) et de représentants de différents partis, ainsi que des articles académiques produits par des chercheurs polonais et des contributions issues de médias nationaux (tels que Defence24 ou Polityka). Sans prétendre offrir une cartographie exhaustive du débat polonais sur la dissuasion, ce travail vise à en dégager les grandes tendances et à fournir quelques clés de lecture pour en comprendre les principaux enjeux.

La stratégie polonaise de dissuasion est résolument ancrée dans le modèle otanien de la mission « deterrence and defence », qui associe étroitement les capacités conventionnelles à la fonction de dissuasion. En tant qu’État non doté de l’arme nucléaire (EDAN) ayant largement reconstruit son dispositif de défense post-Guerre froide en vue de son intégration aux structures euro-atlantiques, la Pologne est attachée à une conceptualisation de la dissuasion plus large que celle qui prévaut en France – où « la stratégie de dissuasion française est nucléaire ». La Stratégie de sécurité nationale de la République de Pologne, dont la dernière actualisation date de 2020, fixe comme objectif stratégique le « renforcement des capacités opérationnelles des forces armées polonaises pour dissuader et défendre contre des menaces sécuritaires […] ». 

Dans cette logique, le potentiel de dissuasion et de défense de la Pologne et de l’OTAN se renforcent mutuellement, puisque la Pologne se fixe également pour objectif de « renforcer la dissuasion et la défense de l’OTAN » en soulignant que la présence accrue des forces alliées sur son territoire depuis 2017 a substantiellement contribué à ces deux volets. Le sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Varsovie en 2016 a en effet consacré le principe de renforcement des capacités de défense et de dissuasion de l’Alliance sur son flanc oriental, efforts mis en œuvre dès l’année suivante. En parallèle, la Pologne se trouve au cœur de l’« initiative européenne de dissuasion », qui voit le déploiement de troupes de combat blindées américaines dans plusieurs pays de la région. Différents travaux académiques datant de cette période analysent ce modèle de dissuasion conventionnelle reposant sur deux piliers : d’une part, le renforcement des capacités nationales dans une optique de dissuasion par déni – décourager l’adversaire en rendant plus complexe et coûteuse une attaque potentielle ; d’autre part, l’existence d’un mécanisme de « tripwire » – le volume de troupes déployées n’est pas suffisant pour arrêter une invasion mais renforce la crédibilité de la dissuasion de l’Alliance en rendant plus probable la réponse alliée à une attaque visant ces forces avancées. 

Dans ce cadre, la Pologne tend à privilégier un modèle de dissuasion intégrée, fondé sur l’articulation de ses propres capacités avec celles de ses alliés, dans le domaine conventionnel, et même au-delà – dans le domaine non militaire. Cette conceptualisation contraste nettement avec l’approche française, centrée sur l’autonomie et la spécificité de la dissuasion nucléaire. Varsovie demeure néanmoins en marge des accords de partage nucléaire conclus entre Washington et certains États membres de l’Alliance.

La Pologne a rejoint l’OTAN en 1999, soit bien après l’arrivée des premières armes nucléaires tactiques en Europe (1954) et la codification progressive des accords de partage avec plusieurs pays de l’Alliance, et, surtout, après l’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997 (formellement toujours en vigueur). À travers cet accord, les États membres de l’Alliance assurent n’avoir « ni intention, ni plan, ni raison de déployer des armes nucléaires sur le territoire des nouveaux membres ». L’implication de la Pologne dans la politique nucléaire de l’OTAN se limite donc à sa participation au Groupe de planification nucléaire (NPG) ainsi qu’au programme de soutien aux opérations nucléaires par des moyens aériens conventionnels tactiques (connu sous l’acronyme SNOWCAT puis CSNO). Varsovie ne renonce pas pour autant à « participer activement à l’élaboration de la politique de dissuasion nucléaire de l’OTAN » et soutient fermement le maintien d’une posture nucléaire robuste de l’OTAN, incarnée à la fois par les armes tactiques américaines stationnées en Europe dans le cadre des accords de partage, et par les forces nucléaires stratégiques des États-Unis ainsi que celles, indépendantes, de la France et du Royaume-Uni. 

En revanche, la Pologne est au cœur du dispositif antimissile progressivement développé depuis les années 2000 sur flanc oriental de l’Alliance. Le projet European Phased Adaptive Approach (EPAA), adopté en 2009 par l’administration Obama puis lors du sommet de l’OTAN de Lisbonne en 2010, est opérationnalisée en 2015 avec le déploiement du dispositif américain Aegis Ashore, d’abord en Roumanie. La base de Redzikowo, en Pologne, a atteint sa capacité opérationnelle en 2023 et est passée officiellement sous commandement de l’OTAN en novembre 2024. La guerre en Ukraine a mis sur la table l’adaptation de ce système face à la menace russe, en cohérence avec le renforcement de la dissuasion par déni sur le flanc oriental. 

Ainsi, au cours de la dernière décennie, la possibilité pour la Pologne de rejoindre les accords de partage nucléaire de l’OTAN est restée largement à la marge du débat politique. Dans un article publié en 2023, Monika Sus et Łukasz Kulesa ont étudié en profondeur les paramètres et les évolutions de cette discussion, notamment depuis 2014. Les deux chercheurs expliquent que l’annexion de la Crimée par la Russie n’a pas remis en cause l’approche polonaise de la dissuasion – à savoir la priorité accordée au renforcement des capacités conventionnelle de l’OTAN, domaine dans lequel Varsovie dispose d’une influence plus directe. Dans ce contexte, les rares prises de position divergentes – notamment celle du vice-ministre de la Défense, Tomasz Szatkowski, en 2015 – ont été rapidement désavouées par les autorités politico-militaires du pays, soucieuses de ne pas s’avancer sur ce sujet susceptible de créer des tensions au sein de l’Alliance. La discussion réémerge en 2020 sur fond de débat interne allemand : le questionnement par le Parti social-démocrate (SPD) du rôle de Berlin dans les accords de partage nucléaire de l’OTAN suscite en Pologne des spéculations sur la possibilité pour le pays de se substituer à l’Allemagne. Toutefois, aucune déclaration politique de haut niveau n’est venue officialiser cette idée. En effet, la prudence demeure alors de mise dans la position polonaise : ne pas soulever la question au sein de l’OTAN, sauf à y être explicitement invitée par un allié.

L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a induit certains changements importants dans la stratégie de défense polonaise. La guerre n’a pas seulement entraîné une augmentation rapide des dépenses consacrées à la modernisation des forces armées polonaises : elle a conduit à repenser la doctrine de défense du territoire. Alors qu’une ligne de défense en profondeur était auparavant envisagée jusqu’à la Vistule, Varsovie bascule, à l’instar des États baltes, vers une approche fondée sur le principe du « zéro pouce de territoire occupé ». Le modèle du tripwire otanien est donc remis en question. Il s’agit désormais de renforcer massivement la posture défensive et dissuasive sur l’ensemble du flanc oriental, intrinsèquement liée à la présence américaine dans la région, dont la Pologne se considère comme la clé de voûte. 

Justyna Gotkowska, directrice adjointe du think tank polonais OSW, explicite ce renforcement sensible de l’importance de la dissuasion par déni en Pologne : « Si nous voulons dissuader la Russie d’utiliser l’arme nucléaire, le renforcement de nos capacités conventionnelles est crucial. Il s’agit de démontrer que nous sommes prêts à nous défendre à tous les niveaux. Par-dessus tout, nous devons nous concentrer sur le renforcement de notre armée afin que l’ennemi sache que tout affrontement aura un coût important ». La Pologne ne compte pas seulement sur son intégration à l’Alliance pour renforcer sa défense et sa dissuasion conventionnelle, mais bien aussi sur ses propres forces armées, sur les capacités de sa base industrielle et technologique de défense, ainsi que sur la construction d’un système de fortifications et de solutions technologiques (radars, systèmes anti-drones, surveillance satellitaire, etc.). Présenté en mai 2024 dans le cadre d’un « Plan national de défense et de dissuasion », ce projet, baptisé Bouclier oriental (ou Eastern Shield), doit se déployer sur 400 km de frontières avec Kaliningrad et la Biélorussie.

En parallèle, Varsovie fait de l’accroissement de ses capacités nationales de défense antiaérienne et antimissile l’une des priorités de son plan de modernisation militaire pour la période 2025-2039. Le pays s’est donc doté des systèmes de missiles sol-air à moyenne portée Patriot américains et des lance-roquettes multiples Homar-K armés de missiles balistiques à courte portée (SRBM) CTM-290 sud-coréens. La Pologne participe également au projet European Long-Range Strike Approach (ELSA), lancé en juillet 2024 avec la France, l’Allemagne et l’Italie, qui vise à doter l’Europe de capacités renforcées en matière de frappes de longue portée.

L’objectif de renforcement de la posture défensive et dissuasive de cet « État du front » qu’est la Pologne entraîne également une révision de sa position sur les armes non conventionnelles. Le 7 mars 2025, le Premier ministre Donald Tusk a ainsi annoncé devant le Sejm la décision de se retirer de la Convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel et, potentiellement, de la Convention d’Oslo sur les armes à sous-munitions. Le chef du gouvernement est catégorique : la Pologne « utilisera tous les moyens disponibles susceptibles de renforcer sa défense ». 

Depuis 2022, le contexte géostratégique marqué par la guerre en Ukraine et la montée en puissance de la rhétorique nucléaire russe conduit Varsovie à réévaluer à la fois les menaces que représentent les armes nucléaires russes pour sa sécurité et sa propre place dans la stratégie nucléaire de l’OTAN. Trois facteurs principaux expliquent ce réajustement et nourrissent l’idée, de plus en plus affirmée en Pologne, de la nécessité pour l’Alliance atlantique de réviser sa stratégie nucléaire, jugée en décalage avec la nouvelle donne géopolitique.

Le premier facteur réside dans la perception de la doctrine nucléaire offensive du Kremlin, qui mène sa guerre en Ukraine sous la menace permanente de l’arme atomique. Le Bureau de la sécurité nationale polonais considère ainsi que « le risque […] d’une agression militaire conventionnelle limitée [russe] combinée à des menaces nucléaires pour forcer un changement dans le statut de sécurité des États du flanc nord-est de l’OTAN s’accroît ». L’annonce du déploiement d’armes nucléaires russes en Biélorussie accroît l’inquiétude de Varsovie, qui y voit un signal à son endroit. Ces évolutions alimentent l’idée, qui s’affirme désormais dans le débat stratégique polonais, que l’Alliance doit revoir sa stratégie nucléaire. Dès 2023, les présidents polonais, lituanien et letton adressaient une lettre conjointe au Secrétaire général de l’OTAN et aux chefs d’État et de gouvernement alliés soulignant les violations répétées par la Russie de l’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997, devenu de facto caduc. Parmi les mesures proposées figurait « la révision de la dissuasion nucléaire [de l’OTAN] et son adaptation aux nouvelles réalités ». L’idée d’une doctrine inadaptée, héritée des équilibres établis à la fin de la Guerre froide entre anciens membres du Pacte de Varsovie et alliés occidentaux, est depuis réaffirmée dans les sphères politiques et dans le champ de la recherche stratégique polonaise.

Le deuxième facteur découle des interrogations croissantes sur la solidité de la dissuasion élargie américaine, particulièrement depuis le retour de Donald Trump à la Maison blanche. La fragilisation par les positions de Trump de la crédibilité politique d’un tel engagement et l’éventualité d’un redéploiement des forces américaines au profit de la région indopacifique suscitent des inquiétudes à Varsovie. Celles-ci alimentent les questionnements sur la nécessité d’un renforcement de la contribution des puissances nucléaires européennes (voir infra).

Enfin, un troisième facteur réside dans la volonté de Varsovie d’affirmer son rang de puissance européenne. En mettant en avant son rôle pivot dans la sécurité du flanc oriental et la montée en puissance rapide de son potentiel militaire, soutenu par d’importants investissements, la Pologne entend asseoir une nouvelle légitimité. Dans ce cadre, un engagement accru dans la stratégie nucléaire de l’OTAN est conçu comme un levier d’affirmation politique et d’influence renforcée au sein de l’Alliance.Vers un renforcement de la composante nucléaire de la stratégie polonaise de dissuasion

Depuis 2022, la question nucléaire prend de l’ampleur dans le débat public et les orientations stratégiques de la Pologne, alors que le pays cherche à dissuader une agression russe perçue comme étant de plus en plus probable à moyen-long terme. Le débat sur le développement de la composante nucléaire de la stratégie de dissuasion polonaise explore plusieurs axes, dont le premier est l’implication accrue du pays dans le partage nucléaire de l’OTAN. Cet objectif est formulé explicitement par le Bureau de la sécurité nationale dans ses dernières recommandations pour la stratégie de sécurité du pays : « Chercher à accroître le potentiel de dissuasion en développant la participation de la Pologne au programme allié de ‘partage nucléaire’. Une plus grande participation de la Pologne au programme de partage nucléaire augmenterait considérablement la dissuasion d’un agresseur potentiel. Elle pourrait également constituer une réponse au déploiement d’armes nucléaires par la Fédération de Russie sur le territoire de la Biélorussie ».

Plusieurs modalités de contribution polonaise à la mission nucléaire de l’OTAN sont discutées par les responsables politiques et les experts. L’ancien président Andrzej Duda (du parti eurosceptique Droit et justice, PiS) a affirmé à plusieurs reprises depuis 2022 que la Pologne était prête à accueillir des armes nucléaires tactiques américaines sur son sol dans le cadre des accords de partage. L’ancien Premier ministre Mateusz Morawiecki (PiS) a tenu une position similaire, appelant « l’ensemble de l’alliance » à considérer l’inclusion de la Pologne dans les accords. Une option « limitée », mise en avant par le chef du Bureau de la sécurité nationale Jacek Siewera et plusieurs chercheurs polonais, consisterait à certifier les F-35A de la Pologne pour les rendre capable d’emporter, en cas de besoin, les armes nucléaires B61-12 stationnées sur les bases européennes existantes (Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Italie et Turquie), plutôt que de déployer de nouvelles armes américaines sur le territoire polonais. Ces déclarations et prises de positions, bien que systématiquement ignorées ou désavouées par Washington, représentent un abandon par la Pologne – en particulier par le parti PiS – de la prudence auparavant privilégiée dans cette discussion.

Le sujet représente néanmoins une source de tension sur la scène politique polonaise, ce qui pourrait s’avérer contre-productif pour la stratégie d’affirmation de Varsovie au sein de l’Alliance atlantique. Le Premier ministre Donald Tusk (issu de la coalition civique pro-européenne) s’est montré nettement plus réservé que son prédécesseur Morawiecki et critique des déclarations de l’ancien président Duda, formulées sans concertation avec le gouvernement. L’absence d’écho rencontré par ces prises de position risque en effet de placer la Pologne dans une situation d’isolement, voire de créer un sujet de tension avec Washington, ce que Varsovie cherche à éviter à tout prix. En outre, sur le plan stratégique, la crainte de devenir une cible potentielle alimente les réticences d’une partie de la scène politique à accroître la participation de la Pologne aux missions nucléaires de l’OTAN.

La crainte de la prophétie autoréalisatrice sur l’éventualité d’un désengagement américain d’Europe, y compris en termes de capacités nucléaires, a longtemps conduit la Pologne (comme les autres États européens) à rester réticente face aux perches tendues par Paris en matière de dialogue stratégique sur la dimension européenne de la dissuasion française. Le contexte géopolitique actuel incite toutefois Varsovie à reconsidérer cette position et à accorder une attention nouvelle à ce qui pourrait constituer un complément à la dissuasion otanienne, au-delà de la traditionnelle « contribution des capacités autonomes de la France à la posture dissuasive de l’OTAN ».

En mars 2025, la proposition formulée par Emmanuel Macron « d’ouvrir un débat stratégique sur la protection par [la] dissuasion [française] de nos alliés du continent européen » a été accueillie avec attention à Varsovie. L’ancien président Andrzej Duda y a vu un « geste de responsabilité » de la France envers la sécurité européenne, et Szymon Hołownia, président du Sejm, a même suggéré que la Pologne envisage l’accueil d’armes françaises sur son territoire bien que cette possibilité n’ait pas été mise sur la table par le président français. L’usage fréquent du terme de « parapluie nucléaire français » illustre néanmoins la persistance de malentendus, en particulier sur la spécificité de la doctrine française et sur les modalités concrètes possibles d’un engagement renforcé de Paris.

La crédibilité d’une dissuasion française élargie suscite également des réserves. La première est l’idée selon laquelle la France elle-même ne croit manifestement pas en la crédibilité de la dissuasion élargie, s’étant dotée de l’arme nucléaire précisément pour cette raison. La deuxième préoccupation, évoquée de manière récurrente, est la taille limitée de l’arsenal nucléaire français. Sa capacité à compliquer le calcul stratégique du Kremlin s’en trouverait réduite, d’autant plus que la France, comme le Royaume-Uni, ne seraient pas considérés comme des acteurs sérieux par la Russie . Troisièmement, l’absence de capacités tactiques dans l’arsenal français est régulièrement présentée comme un facteur contraignant tant pour la crédibilité de la dissuasion française que pour la mise en œuvre de systèmes de partage. Ensuite, l’ambiguïté – assumée – entourant la notion d’« intérêts vitaux » de la France alimente également les incertitudes polonaises. À cela s’ajoute l’éventualité de l’arrivée à l’Élysée d’une personnalité russophile et nationaliste – le Rassemblement national en particulier incarne cette crainte –, ce qui pourrait signifier un retournement de la position française. La dissuasion britannique n’est d’ailleurs pas perçue plus favorablement : entre taille de l’arsenal, limitation à la composante océanique et interrogations récurrentes sur son indépendance vis-à-vis des États-Unis, sa crédibilité aux yeux de Varsovie demeure relative. Pour autant, Varsovie considère qu’un signalement plus affirmé de Paris et de Londres – par une rhétorique plus explicite, une présence régulière des forces aériennes stratégiques françaises sur le flanc Est ou une association accrue des alliés aux exercices nucléaires – constituerait un renforcement bienvenu. 

L’état du débat polonais sur l’européanisation de la dissuasion traduit ainsi une tension entre deux dynamiques : d’une part, un intérêt prudent mais croissant pour les dissuasions française et britannique et pour un signalement stratégique renforcé de la part des deux puissances nucléaires européennes, dont les modalités restent à établir ; d’autre part, la conviction persistante que seuls les États-Unis incarnent une dissuasion crédible face à la Russie, et donc que les efforts des alliés européens devraient viser en priorité à éviter un désengagement américain plutôt qu’à anticiper ce scénario.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le sujet d’un programme nucléaire militaire national a émergé dans le débat public polonais, en écho au rappel récurrent de la rétrocession par l’Ukraine de l’arsenal hérité de l’URSS dans le cadre des mémorandums de Budapest de 1994, et des conséquences de cet abandon. Le 7 mars 2025, lors d’un discours devant le Parlement, le Premier ministre Donald Tusk a affirmé que dans sa construction d’une dissuasion renforcée vis-à-vis de la Russie, « la Pologne [devait] rechercher les capacités les plus avancées, y compris celles liées au nucléaire et à d’autres armes non conventionnelles ». Si cette déclaration peu limpide ne signifie pas en soi que la Pologne pourrait chercher à se doter de l’arme, mais plutôt qu’elle pourrait vouloir en héberger sur son territoire, l’ambiguïté du propos mérite d’être soulignée et est nourrie par le chef du gouvernement lui-même lorsqu’il affirme « qu’aucune option ne doit être écartée ». 

Tant sur le plan de la volonté politique que de la capacité scientifique, rien n’indique un engagement concret vers le développement d’un programme nucléaire militaire polonais. Une telle perspective demeure drastiquement limitée par l’adhésion de la Pologne au Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et l’état embryonnaire de son programme nucléaire civil, dont le projet a été adopté pour la première fois en janvier 2014 et pour lequel l’américain Westinghouse a été choisi comme premier partenaire en 2022.

Si la Pologne semble bien vouloir développer la dimension nucléaire de sa dissuasion, la possibilité que le pays choisisse pour ce faire d’enfreindre le TNP et de développer sa propre arme reste de l’ordre purement théorique, à moins d’un effondrement de l’OTAN et de l’architecture de non-prolifération. Toute rhétorique ambiguë à ce sujet apparaît donc davantage comme un signal politique de la détermination polonaise à n’écarter aucune piste pour assurer sa défense et à voir renforcé le soutien de ses alliés. Les autres scénarios nucléaires pour la Pologne – devenir un État hôte du programme de partage nucléaire de l’OTAN et/ou bénéficier d’une protection de la France et du Royaume-Uni – permettraient d’atteindre ces objectifs.

Depuis 2022, la Pologne s’affirme comme un acteur central de la sécurité européenne et de l’adaptation de l’OTAN face à la menace russe. Son modèle traditionnel, fondé sur la dissuasion conventionnelle intégrée à l’Alliance, a été profondément bouleversé par la guerre en Ukraine. Le débat polonais est ainsi traversé par des questions liées à l’adaptation du pays à ce contexte et à une forme de réajustement de la doctrine polonaise de dissuasion. D’une part, Varsovie, comme le reste de l’OTAN, se détache du modèle de dissuasion par punition qui prévalait jusqu’alors sur le flanc Est à travers le mécanisme de « tripwire » matérialisé par des forces alliées limitées, pour tendre (progressivement) vers un renforcement du déni d’accès. Ce glissement est incarné non seulement par le développement des capacités antimissiles et antiaériennes et le renforcement des défenses à la frontière mais aussi par l’option du recours à des armes prohibées par les conventions internationales comme les mines antipersonnel et les armes à sous-munitions. D’autre part, Varsovie revoit son approche des dossiers nucléaires, marquée par deux évolutions principales : la fin de la réserve discursive sur la volonté de rejoindre les accords de partage de l’OTAN et l’intérêt nouveau pour les options européennes en matière de dissuasion nucléaire. Loin de s’exclure mutuellement, ces deux approches sont complémentaires et poursuivies parallèlement afin de maximiser les garanties de sécurité pour le pays. En somme, le repositionnement polonais est non seulement significatif pour la stratégie de défense du pays et sa trajectoire au sein des structures européenne et euro-atlantique, il est aussi la manifestation d’un besoin pour l’Europe de s’adapter à la nouvelle réalité stratégique.