• Mathilde Jourde

    Chercheuse à l’IRIS, responsable du Programme Climat, environnement, sécurité

Les enjeux de climat et de défense s’inscrivent dans la thématique plus large de la sécurité. Avec un double enjeu. D’un côté l’impact des armées et des conflits sur l’environnement, de l’autre les impacts du changement climatique sur la sécurité et l’appareil de défense. La prise de conscience de l’empreinte environnementale des Armées a commencé dans les années 1970, quand des millions de litres d’agents orange ont été utilisés pour déforester pendant la guerre du Vietnam pour rendre visible les zones occupées par des indépendantistes. Ça a été un élément déclencheur. Les instances de sécurité ont ensuite commencé à parler du changement climatique dans les années 2000. Le sujet a été mis à l’ordre du jour du conseil de sécurité de l’ONU en 2007, l’année du prix Nobel de la Paix conjoint pour Al Gore et le Giec.

Pour l’adaptation, les Etats-Unis ont été pionniers après le cyclone Andrew qui avait touché plusieurs infrastructures militaires en 1992. Malheureusement, depuis l’arrivée de Donald Trump, les feuilles de routes, les stratégies mises en place ont été supprimées, beaucoup de données ont disparu, ce qui est extrêmement problématique. En France, l’observatoire croise depuis 2016 les données climatiques avec des données géopolitiques. Cela fait donc environ 10 ans que le ministère a des données sur l’insécurité liée au changement climatique. Puis en 2022 est sortie la stratégie défense et climat avec quatre piliers : l’anticipation et les connaissances, l’atténuation, l’adaptation et la coopération.

Le ministère s’inscrit dans les objectifs de décarbonation de la France qui vise la neutralité carbone en 2050 et doit donc faire sa part. A l’échelle globale, si les activités militaires étaient un pays, elles seraient le 4e plus gros émetteur de gaz à effet de serre du monde. En France, le patrimoine du ministère des Armées représente, à lui seul, environ 0,8 % de la consommation énergétique nationale, ce qui est important. Mais l’armée est confrontée à trois grands défis en matière de décarbonation : celle-ci ne doit pas compromettre les opérations, les équipements militaires aujourd’hui fonctionnent principalement avec du carburant fossile, et les alternatives à base d’énergies renouvelables sont encore trop peu développées, même si des expérimentations ont lieu avec les carburants alternatifs (SAF) dans l’armée de l’air ou l’hybridation de véhicules blindés.

Si la décarbonation des activités opérationnelles – l’un des principaux postes d’émissions – est un sujet sensible, il est en revanche plus facile d’agir sur le parc immobilier de 25 millions de m2 du ministère, car les solutions existent déjà et sont moins sensibles. Il s’agit par exemple de rénovations énergétiques, de réduire la consommation d’eau, de remplacer les approvisionnements ou encore de restaurer les écosystèmes sur 14 millions d’hectares d’ici à 2030. Décarboner est un enjeu stratégique pour des armées plus résilientes.

Il n’existe pas beaucoup de chiffres publics et les données sont encore peu centralisées. Chaque armée doit encore faire sa propre feuille de route. L’effort est enclenché, mais on en est encore qu’au début, il est trop tôt pour avoir des chiffres.

Le sujet est transversal, il n’y a pas un organisme unique qui travaille sur ces sujets, il n’y a donc pas de budget spécifique unique. Quant à savoir si la hausse du budget du ministère des Armées va entraîner une augmentation des moyens pour l’atténuation du changement climatique, c’est toute la question. Il n’y a en tout cas pas d’opposition faite entre les enjeux climatiques et le retour des conflits. Il s’agit aussi d’un enjeu de résilience. En Irak, près de 50 % des pertes humaines étaient liées aux convois d’approvisionnement en carburant. La dépendance aux énergies fossiles est une vulnérabilité majeure pour les armées. Décarboner est également un enjeu stratégique pour des armées plus résilientes. Avec l’augmentation des catastrophes naturelles, les armées risquent d’être sursollicitées.

Ces conséquences sont de trois ordres. Elles sont d’abord opérationnelles en touchant les équipements, les infrastructures et les soldats. Les bases de la marine sont par exemple très exposées à l’érosion côtière et à la montée des eaux. Dans le Sud cet été, une base aérienne a été touchée par un incendie lié à la sécheresse. Le ministère est particulièrement actif sur l’étude de la vulnérabilité de ses bases, notamment en outre-mer. Concernant les équipements, le ministère adapte par exemple les tenues des militaires pour le grand chaud ou le grand froid. Avec le réchauffement, la salinité des océans change, ce qui peut aussi affecter l’efficacité des sonars, autant de sujets qui nécessitent d’importants efforts de R&D. Enfin les soldats eux-mêmes sont impactés. L’un des sujets de recherche majeur concerne par exemple les coups de chaud. En climat modéré, un soldat a besoin de 10 litres d’eau par jour, mais de 30 litres en climat grand chaud pour les eaux de consommation humaine, ce qui a tout un tas de conséquences logistiques. Et une déshydratation de seulement 4 à 5 % peut entraîner une baisse des capacités physiques et cognitives de 50 %.

La deuxième conséquence concerne le type et le nombre d’interventions, avec la multiplication des interventions de secours dites HADR. Les armées ont par exemple été mobilisées après l’ouragan Irma, le cyclone Chido à Mayotte ou lors des incendies dans l’Aude cet été. Ce sont normalement les forces de sécurité civiles qui agissent, mais quand elles manquent de moyens, l’armée intervient. La marine a par exemple été sollicitée après Irma pour sa capacité à intervenir vite et à transporter de grandes quantités de fret. Or avec le changement climatique, ces catastrophes vont être de plus en plus nombreuses, au risque de sursolliciter les armées. Entre 2007 et 2023, ce type d’intervention a déjà augmenté de 200 %.

Enfin, il y aura des conséquences sur les conflits directement. On lit souvent que les guerres vont augmenter avec le réchauffement climatique, par exemple en raison de la raréfaction de l’eau. En fait, il y aura une potentielle hausse de la fréquence et de l’intensité des conflits en lien avec le climat, mais pas à cause de lui. Le changement climatique se cumule à d’autres facteurs. De nouvelles zones de conflit pourraient aussi émerger. Le cas très étudié est celui de l’Arctique, qui pourrait devenir une route commerciale avec la fonte des glaces et donc une source de nouvelles tensions.

Le sujet s’inscrit dans celui de la guerre hybride et du retour des conflits de haute intensité. Il n’y aura pas de doctrine officielle publique de la France qui dirait qu’elle vise les installations énergétiques ou les infrastructures environnementales, notamment parce que c’est proscrit par le droit international humanitaire. Mais on voit que d’autres acteurs le font, ils instrumentalisent l’eau, l’énergie, et même la rhétorique du changement climatique. L’énergie a pu être instrumentalisée comme un levier stratégique par la Russie notamment. Autre exemple avec la destruction du barrage de Kakhovka qui aurait permis d’éviter une contre-offensive ukrainienne. Ce que nous cherchons surtout à analyser, c’est donc ce qui est instrumentalisé et comment pour comprendre ce que pourraient faire d’autres acteurs.

L’armée n’a pas le choix, ce n’est pas une option pour elle de s’attaquer au changement climatique en tant qu’institution étatique. Il y a vraiment une dynamique interne au ministère, le travail est fait, mais c’est un travail de l’ombre. Sa volonté de communiquer relève sans doute du désir de le mettre en valeur. Le sujet de l’environnement est aussi très grand public, mais il est à risque au vu de la dynamique politique internationale et même nationale. Le ministère veut sans doute se positionner contre ce backlash. Les armées ont compris qu’il s’agissait vraiment d’un risque et souhaitent le faire comprendre au plus grand nombre. C’est une manière de mettre la pression pour créer une forme de demande sur ces enjeux.

Propos recueillis par Agathe Beaujon pour Challenges.