• Emmanuel Lincot

    Directeur de recherche à l’IRIS, co-responsable du Programme Asie-Pacifique

Rien ne s’oppose juridiquement à ce que des citoyens chinois partagent l’intimité d’étrangers. Cependant, la loi sur la sécurité nationale tient désormais les étrangers et tout rapprochement avec eux comme suspect. En réalité, c’est un problème très ancien. Pour évoquer quelques exemples, au XIXe siècle, la collusion entre pouvoir mandchou et ressortissants Han était de plus en plus considérée comme antipatriotique. À la fin des années 30, la figure du traître est évidemment associée à la collaboration avec l’occupant japonais. Dans l’imaginaire collectif, les femmes soupçonnées de collaboration seront plus gravement conspuées que les hommes. « Lust Caution », film du cinéaste Ang Lee nous renseigne en cela autant que la terrible image, « La Tondue de Chartres » du photographe Robert Capa. Dans toutes les sociétés brutalisées, la femme sert de bouc-émissaire à la violence et à la frustration des hommes. Dans le cas présent, c’est une étudiante de Dalian qui est expulsée de son université après avoir eu une « affaire », comme on le dit en anglais, avec un Ukrainien. Cette histoire très médiatisée ne relève pas du hasard. Dalian conserve les stigmates infamants de l’occupation japonaise d’une part et d’autre part celui qui est tenu pour responsable des déboires de cette jeune femme est un Ukrainien. À l’heure où Pékin vante tant sa proximité de vues avec Moscou, cette histoire tombe à pic pour la propagande chinoise, vous ne trouvez pas ?!

Le nationalisme étant chauffé à blanc, tout rapport à l’étranger comporte un risque. Dans la construction identitaire du pays, ce nationalisme repose sur un rapport schmittien (en référence à Carl Schmitt) Eux / Nous quant à la définition de l’ami et de l’ennemi. À l’époque maoïste, ce rapport intègre les classifications marxistes: vous êtes bourgeois, vous êtes Américain, vous êtes donc un ennemi de la nation chinoise. Désormais ce rapport se base sur des critères de race. En découle une suspicion accrue vis à vis de ceux que l’on désigne de plus en plus souvent comme des ennemis de l’intérieur, Tibétains ou Ouïgours notamment. Dans ce contexte, les femmes font l’objet d’une attention soutenue. Leur émancipation est tenue pour dangereuse. En cela, l’esprit du 4 Mai 1919 qui avait vu la Chine s’ouvrir à la modernité en prônant le droit de divorce et l’égalité des sexes, est vigoureusement combattu par Xi Jinping lui-même qui, tel Vladimir Poutine, n’a de cesse que d’inciter le maintien des femmes au foyer en les cantonnant à un rôle de procréatrice. En cela, sexisme et paternalisme ont fait un grand bond en avant dans la Chine actuelle. 

Encore une fois, ce n’est pas un phénomène nouveau. Pour vous donner une anecdote assez révélatrice en cela, lorsque j’étais lecteur de français il y a près de trente ans dans une université en Chine, une de mes étudiantes avait été accusée de traitrise parce qu’elle avait manqué à l’appel un soir dans son dortoir alors qu’elle sortait avec un expatrié étranger. Après que son nom ait été placardé dans toute l’université, décision fut prise de l’en expulser. Donc rien de vraiment nouveau sous le soleil communiste si ce n’est que nous risquons de nous acheminer vers une radicalité plus grande et assez symptomatique de la société en général vis à vis des étrangers, des Occidentaux plus généralement.

Propos recueillis pour Atlantico.