Le Haut-commissaire aux droits humains de l’ONU(nouvelle fenêtre) s’est dit cette semaine « profondément inquiet du changement fondamental de direction » à la tête des États-Unis. Partagez-vous plus largement les craintes quant à une possible dérive illibérale du pouvoir américain, qui se font entendre ces dernières semaines ?
Oui, je fais partie de ceux qui pensent que d’ici deux ans, voire plus tôt encore, les États-Unis ressembleront plus à la Hongrie de Viktor Orban qu’à l’Amérique de John Kennedy ou de Barack Obama. Il ne faut pas basculer dans l’excès en parlant de dictature, mais il est clair que nous nous dirigeons vers une démocratie illibérale, un régime semi-autoritaire. Nous commençons déjà à y être.
Pour cause, ce président n’a rien à voir avec le Donald Trump de 2017. Cette fois-ci, c’est un homme très préparé, qui a su s’entourer de toute une mouvance ultra-réactionnaire, portant un plan très précis pour l’Amérique, basé sur le fameux « Projet 2025″(nouvelle fenêtre). Celui-ci prévoit de mettre en place un système où une grande partie de l’autorité serait recentrée entre les mains du locataire de la Maison Blanche. Les grandes lignes ont déjà commencé à être mises en place, notamment une restructuration totale de l’État fédéral, avec la fermeture de nombreuses agences, la mise sous tutelle d’autres par le pouvoir présidentiel…
Cette montée en puissance de la présidence s’explique-t-elle par l’ascendant pris par Donald Trump au Congrès ?
Il dispose en effet d’une majorité à la Chambre des représentants et au Sénat, bénéficiant d’une légitimité comme aucun autre président dans l’histoire des États-Unis avant lui, à part George Washington. Ce n’est pas la première fois que la Maison Blanche contrôle les deux chambres, mais ce qui est inédit, c’est qu’il dispose d’une majorité qui lui est totalement inféodée : plus de 90 % des élus républicains du Congrès lui doivent leur élection. Ils partagent aussi ses idées, c’est la frange la plus extrême du parti républicain. Donald Trump dispose d’une majorité qui lui est totalement inféodée : plus de 90 % des élus républicains du Congrès lui doivent leur élection
Les démocrates, qui ont d’ailleurs brandi des pancartes ou quitté progressivement les rangs du Congrès pendant l’allocution de Donald Trump, ne parviennent-ils pas à faire malgré tout entendre leur voix ?
Le problème, c’est qu’il y a au sein de ce parti beaucoup de mouvances très différentes qui cohabitent. Et l’on assiste actuellement à une petite guéguerre entre la gauche radicale, qui pourrait faire une alliance avec le centre – par exemple Alexandria Ocasio-Cortez(nouvelle fenêtre) qui pourrait faire un ticket avec le gouverneur de Californie pour le prochain scrutin présidentiel de 2028 – et la droite du parti qui s’y oppose… Chacun fait sa petite politique sans vraiment prendre conscience des enjeux du moment, si bien que cette opposition n’incarne pas de contre-pouvoir. Et aucun parti tiers ne peut non plus jouer ce rôle.
Par ailleurs, les dernières grandes voix qui pourraient être entendues, par exemple les anciens présidents, ne portent pas : Bill Clinton est assez fatigué maintenant, et Barack Obama a totalement disparu de la scène politique.
Le pouvoir judiciaire a-t-il toutefois une carte à jouer ? Un juge fédéral a par exemple suspendu récemment la remise en cause du droit du sol(nouvelle fenêtre) qu’avait initié Donald Trump…
Effectivement, aux États-Unis il suffit qu’un juge fédéral estime qu’une décision présentielle est selon lui illégale pour stopper le processus. Mais il suffira qu’un autre juge arbitre différemment et ce jugement pourra être plié… Cela peut bien sûr faire perdre du temps, mais en principe, lorsqu’un président a tous les leviers à sa disposition, comme c’est le cas avec Donald Trump, cela ne fait que reculer l’échéance.
Sur le droit du sol par exemple, il peut en appeler à la Cour suprême s’il le souhaite, sur laquelle il a la main. Gardons à l’esprit que le recul sur le droit à l’avortement(nouvelle fenêtre) s’est déroulé après le mandat de Trump, sous Joe Biden… Le processus peut être ralenti mais il ne s’arrête pas.
Reste alors peut-être l’échelon fédéré : les États démocrates ont-ils les moyens de limiter les secousses à l’échelle de leur territoire ?
S’il y a un dernier rempart contre certaines décisions de l’administration Trump, ce sont bien eux. Ils incarnent une forme de contre-pouvoir. Mais reste qu’au niveau financier, ils dépendent parfois du gouvernement fédéral. Par exemple, d’importantes coupes budgétaires ont été lancées dans le programme Medicaid, qui aux États de récupérer des fonds fédéraux qu’ils reversent ensuite aux hôpitaux. Cela représente un vrai pouvoir d’influence sur les gouverneurs.
Par ailleurs, la Cour suprême reste puissante : par exemple, l’abrogation du mariage gay est sur la table de travail des juges ultra-conservateurs, qui pourraient décider de le rendre illégal au niveau fédéral. À partir de ce moment-là, les États ne pourraient alors plus rien faire à leur échelon.
Ce n’est pas tout : certaines grandes villes démocrates accueillent des immigrés illégaux, comme New York. Mais son maire Eric Adams, accusé de corruption, a fait allégeance à Donald Trump pour qu’il l’aide à se sortir de ses démêlés avec la justice… C’est aussi une autre manière de faire la loi, de manière un peu mafieuse. À cause de tout cela, les États et les villes démocrates pourraient être tenus en laisse.
Même venant des camps plus progressistes, il n’y a pas de grand mouvement de protestation, comme on en avait vu lors de la première élection de Donald Trump
Quant à la société civile, voit-on des formes de protestation émerger ?
Pas du tout, elle paraît un peu anesthésiée. Il y a une paupérisation galopante(nouvelle fenêtre) au sein de la population américaine, qui supporte plus facilement les discours simplistes de Donald Trump. Ou alors, elle est tout simplement fatiguée. Même venant des camps plus progressistes, il n’y a pas de grand mouvement de protestation, comme on en avait vu lors de la première élection de Donald Trump. La démocratie est rognée chaque jour qui passe, mais rien ne se passe, aucune manifestation de masse, aucun soulèvement.
La sidération l’emporte aussi au niveau des milieux intellectuels et académiques, ainsi que des médias. Personne, pour l’instant, ne bouge. Même de grands journaux comme le Washington Post, dont son propriétaire Jeff Bezos s’est rapproché publiquement de la ligne de Donald Trump, sont en train d’aller dans le sens de la nouvelle administration.
Le seul vrai levier serait une prise de conscience collective, mais tant que Donald Trump se sentira soutenu et ne verra pas de mouvements de protestation dans les rues de Washington, rien ne le freinera. À terme, des voix vont très certainement s’élever, mais il sera trop tard, et l’Amérique ne se relèvera jamais vraiment de ces deux présidences Trump.
Propos recueillis par Maelane Loaec pour TFI INFO.