Mali : un monde s’effondre, la communauté internationale regarde ailleurs

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  • Caroline Roussy

    Caroline Roussy

    Directrice de recherche à l’IRIS, responsable du Programme Afrique/s

Dans la séquence actuelle, le JNIM, jusque-là actif principalement dans le nord du Mali, semble avoir adopté une nouvelle stratégie : le contrôle des flux de biens et de personnes à destination et au départ de Bamako. Il est peu vraisemblable qu’il lance une offensive directe sur la capitale, tout simplement parce qu’il n’en a pas les moyens logistiques ni la cohésion nécessaire.

On oublie souvent que, derrière le label « JNIM », se trouvent des groupes distincts, aux motivations situées et différenciées selon les contextes. Il ne s’agit pas d’une entité unifiée. En revanche, ce qui est préoccupant, c’est le silence des autorités. Ni Assimi Goïta ni ses alliés de l’Alliance des États du Sahel (AES) ne prennent la parole, et aucune opération d’envergure n’est, pour l’heure, engagée pour libérer les routes d’approvisionnement en provenance du Sénégal ou de la Côte d’Ivoire.

À terme, la question n’est donc pas celle d’une prise de Bamako, mais celle de l’usure. Combien de temps un régime isolé, coupé de ses circuits économiques, peut-il tenir ? Et à qui profitera cette lente asphyxie ? On comprend bien que se profile une ère d’incertitudes profondes.

Sans doute faut-il se garder de toute nostalgie de la présence militaire française au Mali. Les opérations Serval (2013) et Barkhane (2014-2022) n’ont pas réussi à juguler les attaques terroristes. C’est d’ailleurs cette insécurité chronique qui a, entre autres, conduit à leur départ à l’été 2022.

Ce qu’il faut restituer, ce sont des processus, jamais linéaires, mais inscrits dans la durée. Depuis 2012, le Mali est en proie à une brutalisation protéiforme, à plusieurs niveaux de son corps social et politique. J’emploie ici, à dessein, le terme de brutalisation dans le sens que lui donne George Mosse : une accoutumance à la violence, qui cesse d’être perçue comme un accident pour devenir un mode de régulation banalisée du social.
Certains pourront toujours reprocher à la junte de s’être enfermée dans un registre discursif antifrançais au détriment du sécuritaire. Là encore, il faut sans doute faire preuve de prudence. Il est avéré qu’Assimi Goïta et ses ministres ont tenu un langage vertement antifrançais pour mieux défendre une souveraineté débarrassée des oripeaux d’une décolonisation inachevée. Si l’on peut critiquer le systématisme de ce discours, il reste des zones d’ombre sur lesquelles il faudra un jour faire la lumière.
Il sera nécessaire, tôt ou tard, d’écrire l’histoire des opérations militaires françaises autrement, non plus seulement sur le plan opératif, mais à travers les interactions vraisemblablement manquées entre militaires français et maliens. Sans comprendre ces distorsions, on saisit mal la virulence du rejet dont la France continue de faire les frais.
Malgré les critiques adressées à Barkhane, le gouvernement malien a paradoxalement choisi de poursuivre la voie des armes, cette fois en coopération avec la Russie. La société paramilitaire Wagner, progressivement remplacée par Africa Corps, est désormais le nouvel acteur de cette militarisation sans fin, dont l’efficacité reste à démontrer dans la configuration actuelle.

La question est légitime, mais elle repose sur plusieurs contresens. Si l’on entend par là l’idée qu’un jour le Mali pourrait devenir une République islamique, c’est un faux débat : plusieurs États avec lesquels la France entretient des relations régulières, comme la Mauritanie, se réclament déjà de ce régime sans pour autant que les acteurs français ne poussent des cris d’orfraie. Néanmoins, une telle évolution au Mali reste, à ce stade, hautement improbable.

Le terme de djihadiste est devenu un raccourci commode, souvent inexact. Tous les membres des groupes armés ne s’engagent pas dans un jihad. Marc-Antoine Pérouse de Montclos a montré qu’il s’agissait d’abord d’une radicalisation de la pauvreté et de l’exclusion, tandis que Matthieu Pellerin a souligné que la dimension idéologique, si elle existe, n’est pas toujours une motivation première. Elle peut le devenir, mais reste un possible parmi d’autres.

Le rattachement des groupes maliens à Al-Qaïda masque donc la diversité de leurs trajectoires et de leurs objectifs. On ne peut nier que certaines zones rurales et plusieurs localités soient aujourd’hui placées sous le contrôle du JNIM et de la charia, avec, par exemple, l’interdiction d’écouter de la musique, rappelant des scènes du film Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, sorti en 2014.

La question du califat suppose, par définition, un projet global et unifié. Or, sur le terrain, deux entités coexistent, Al-Qaïda et l’État islamique, dont les stratégies divergent. Quant au JNIM, comme évoqué plus haut, il ne constitue pas un groupe homogène mais une coalition de circonstances, traversée par des logiques locales et des loyautés mouvantes.
En l’état, le risque majeur pour le Mali n’est donc pas la création d’un califat, mais l’atomisation du pouvoir et, par extension, celle du territoire : un émiettement politique aux ramifications transfrontalières, susceptible de redessiner, à terme, la carte de la sous-région.

L’asphyxie de Bamako par le JNIM laisse craindre un effondrement du Mali. L’inquiétude n’est pas vaine. Mais pour l’heure, le pays tient, difficilement, silencieusement.
Il tient par la force de l’inertie, par résilience aussi, parce qu’aucune alternative n’a encore surgi. Il tient surtout parce que les sociétés maliennes, du nord au sud, d’est en ouest, continuent d’inventer au quotidien des formes de survie et de régulation là où l’État a disparu.
Ce qui s’effondre, peut-être, ce n’est pas tant le Mali que notre capacité à le regarder autrement que comme un chaos permanent.