L’Indonésie, un partenaire stratégique pour la France en Indo-Pacifique ?

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Quel état des lieux peut-on dresser des relations entre la France et l’Indonésie ? Quels sont les enjeux de cette visite d’État ?

Si elle marque 75 ans de relations bilatérales entre la France et l’Indonésie[1], cette visite d’État du président français en Indonésie s’inscrit avant tout dans le cadre d’un déplacement en Asie du Sud-Est (Viêtnam, Indonésie et Singapour) visant à renforcer la stratégie de la France en Indo-Pacifique. Bien qu’Emmanuel Macron se soit rendu en Indonésie à l’occasion du G20 en 2022, il s’agit de la première visite d’État d’un président français dans l’archipel depuis celle de Nicolas Sarkozy en 2011 qui venait appuyer le partenariat stratégique signé entre la France et l’Indonésie le 1er juillet de la même année.

Cette visite a donc pour objectif de donner un nouvel élan aux relations diplomatiques entre Paris et Jakarta, notamment sur les plans géopolitique, économique et culturel mais également et surtout sur le plan sécuritaire.

La France et l’Indonésie ont accéléré leur coopération en matière de défense au cours des dernières années en raison de la hausse des tensions en Asie-Pacifique. D’une part, Paris a été contrainte de se tourner vers de nouveaux partenaires dans la région et de négocier de nouveaux contrats de vente d’armement après l’annulation en 2021 du « contrat du siècle » franco-australien[2] et la création de l’alliance AUKUS (composée de l’Australie, du Royaume-Uni et des États-Unis). D’autre part, Prabowo Subianto, président de l’Indonésie et ancien ministre indonésien de la Défense (2019-2024), a fait de la modernisation de l’armée indonésienne une priorité de l’agenda gouvernemental en appelant notamment au renouvellement d’équipements vieillissants et à la diversification de ses fournisseurs. C’est dans ce contexte que les deux pays ont signé un accord de coopération de défense en août 2021. Un accord qui s’est notamment matérialisé par la commande de 42 Rafales par Jakarta à hauteur de 8,1 milliards de dollars en février 2022[3], une demande d’acquisition de 2 sous-marins Scorpène Evolved à Naval Group et PT PAL en mars 2024, et la création d’une joint-venture entre Thales et PT LEN en mai 2024 pour accroitre les capacités de défense indonésiennes. Dans cette continuité, la visite d’État d’Emmanuel Macron pourrait permettre la négociation de nouveaux équipements.

Au-delà de ces contrats, les deux pays continuent de mener des exercices conjoints, tels que l’exercice La Perouse 25[4] qui s’est tenu en janvier 2025. Enfin, le déplacement Sébastien Lecornu, ministre français des Armées, en Indonésie le 31 janvier dernier a été l’occasion pour la France de réitérer les volontés de coopération entre les deux pays sur les volets « opérationnels, capacitaires, industriels, et de formation ».

Cette visite est également l’opportunité pour Paris et Jakarta d’approfondir leurs relations économiques. À ce titre, une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour Emmanuel Macron alors que Jakarta cherche à développer ses infrastructures et son savoir-faire pour atteindre le statut d’économie développée d’ici à 2045, tout en diversifiant ses partenaires commerciaux pour réduire sa dépendance commerciale vis-à-vis de la Chine et éviter que les droits de douane imposés par Donald Trump ne pèsent sur ses exportations. Quatrième plus grand investisseur du continent européen en Indonésie sur l’année 2024 (derrière les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l’Allemagne) avec près de 328 millions de dollars investis, la France dispose de 200 filiales d’entreprises qui opèrent et emploient 54 000 personnes dans le pays. Les dirigeants français et indonésien souhaitent étendre leur coopération économique aux secteurs des matériaux critiques afin de soutenir la transition énergétique, de la digitalisation, des transports urbains, mais également de l’agriculture où l’expertise française est attendue pour accompagner la modernisation agricole indonésienne et l’ambitieux programme Makan Bergizi Gratis de Prabowo Subianto visant à offrir des repas scolaires nutritifs et gratuits.

Sur le plan géopolitique, les vues de la France et de l’Indonésie convergent sur plusieurs enjeux et un certain nombre de dossiers figurent à l’agenda. La promotion de la paix et de la sécurité mondiale occupera une place importante à travers la question de la résolution des conflits en Ukraine et au Proche-Orient. Assurant avec l’Arabie saoudite la co-présidence de la Conférence sur Gaza en juin 2025, Emmanuel Macron cherche à obtenir le soutien de son homologue indonésien en vue de cette conférence internationale visant à relancer une « solution à deux États ». Un soutien qui pourrait s’avérer favorable de par le changement de position récent d’Emmanuel Macron à l’égard du conflit puisque l’Indonésie, premier pays musulman au monde de par sa population, sensible historiquement à la question palestinienne et n’ayant pas normalisé ses relations avec Israël, avait exprimé sa volonté de jouer un rôle actif dans la résolution du conflit à Gaza. En parallèle, le déplacement du président français en Asie du Sud-Est traduit avant tout une volonté de Paris de réaffirmer son engagement en Indo-Pacifique. Les deux pays étudieront donc leurs projets de coopération à l’échelle régionale, notamment à l’occasion d’une rencontre entre Emmanuel Macron et Kao Kim Hourn, le secrétaire général de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).

En marge de ces enjeux, la France et l’Indonésie entendent également renforcer leur coopération culturelle et scientifique, tout en développant les échanges universitaires entre les deux pays.

Dans quelle mesure l’Indonésie peut-elle être envisagée comme un partenaire privilégié pour la France en Indo-Pacifique ?

La France a été le premier pays européen à se doter d’une stratégie de défense en Indo-Pacifique en 2019, qui s’est élargie en 2022 pour dépasser le seul cadre sécuritaire et inclure des dimensions économiques et diplomatiques. L’Indo-Pacifique revêt un enjeu stratégique majeur pour la France d’abord au regard de sa présence territoriale significative dans cet espace (Mayotte, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna et la Polynésie française). Cette région suscite également les intérêts économiques français en raison de sa concentration de ressources naturelles (pêche, minerais, hydrocarbures etc.) et de son statut de carrefour du commerce maritime mondial. Sur le plan géopolitique, l’Indo-Pacifique est devenu un terrain de lutte d’influences entre la Chine et les États-Unis. Face à cette rivalité, la France entend proposer « une troisième voix » afin de garantir la stabilité de la région. S’appuyant sur ses intérêts nationaux en Indo-Pacifique ainsi que sur son statut de membre permanent au Conseil de sécurité, Paris souhaite apparaître comme une « puissance d’équilibre(s) » promotrice de valeurs telles que le multilatéralisme face à la pression des taxes commerciales états-uniennes, et les contestations territoriales et offensives économiques chinoises. Dans cette perspective, elle s’appuie sur un réseau de partenaires comprenant les membres du QUAD que sont l’Inde, le Japon, les États-Unis et l’Australie (dans une moindre mesure depuis l’annulation du contrat des sous-marins en 2021), sans oublier l’Indonésie et Singapour.

Dans ce contexte, l’Indonésie constitue un partenaire clé pour la France à bien des égards. Sa taille (plus de 17 000 îles pour 285 millions d’habitants) et sa position géographique à la croisée des océans Indien et Pacifique lui confèrent un rôle central dans l’élaboration des architectures sécuritaires et économiques régionales. À travers sa diplomatie libre et active ainsi que sa promotion du multilatéralisme, l’Indonésie constitue une puissance stabilisatrice en mer de Chine. Sa zone économique exclusive de plus de six millions de kilomètres carrés et sa proximité avec le détroit de Malacca, corridor maritime stratégique reliant l’Europe et le Moyen-Orient à l’Asie, placent l’archipel en tant qu’acteur économique majeur en Indo-Pacifique. À l’échelle régionale, le rôle de « leader » de l’Indonésie au sein de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) lui octroie un statut d’interlocuteur privilégié pour Paris, à savoir facilitateur d’échanges bilatéraux et multilatéraux avec l’ensemble des pays de la région. Enfin, la montée en puissance de l’Indonésie sur la scène internationale, attestée par sa récente adhésion aux BRICS+ et son statut de membre du G20, lui offre une voix au chapitre sur de nombreux dossiers internationaux, une variable non négligeable pour une puissance diplomatique telle que la France.

Par ailleurs, les intérêts convergents et l’engagement de l’Indonésie et de la France en Indo-Pacifique les amènent d’ores et déjà à coopérer au sein de plusieurs initiatives et organismes régionaux tels que l’Indian Ocean Rim Association (IORA), le Western Pacific Naval Symposium, ou encore l’Indo-Pacific Oceans Initiative (IPOI). Ils participent également au Forum des garde-côtes asiatiques (HACGAM). 

Au regard de ces éléments, certes non exhaustifs, l’Indonésie constitue un acteur pivot pour la stratégie française, et par extension celle de l’Union européenne (UE), en Indo-Pacifique. Emmanuel Macron en a pleinement conscience et a notamment proposé à Prabowo Subianto d’être l’invité d’honneur de la France à l’occasion des célébrations du 14 juillet. Ce choix symbolique, qui fait écho à l’accueil du Premier ministre indien Narendra Modi en 2023, souligne l’importance croissante accordée par la France à la région Indo-Pacifique.

À travers cette série de visites en Asie du Sud-Est, le président Emmanuel Macron contribue indirectement à renforcer l’engagement de l’Union européenne dans la région. À ce titre, quelle relation l’Indonésie entretient-elle l’Union européenne ?

Si la relation entre Paris et Jakarta s’est renforcée au cours des précédentes années, celle entre l’Indonésie et l’UE pourrait être amenée à s’éroder sous l’administration de Prabowo Subianto. 

Après l’effondrement du régime de Suharto, les relations entre l’Indonésie et l’UE ont principalement reposé sur des échanges économiques, ainsi que sur une coopération en matière de gouvernance démocratique, de promotion des droits humains, de gestion des crises humanitaires et des catastrophes naturelles, d’aide au développement, et de soutien européen à la stabilité régionale. C’est dans ce cadre que l’UE a apporté son soutien au processus de paix relatif au conflit d’Aceh en 2005. La coopération politique et économique entre Jakarta et Bruxelles a ensuite été encadrée par le Partnership and Cooperation Agreement, signé en 2009 et entré en vigueur en 2014. Sur le plan économique, l’UE et l’Indonésie ont renforcé leur coopération depuis l’arrivée au pouvoir de Joko Widodo, président indonésien de 2014 à 2024, ce qui positionne l’UE comme cinquième partenaire commercial de l’archipel. Sur le plan politique et diplomatique, la figure de Joko Widodo, faisant consensus au sein des pays occidentaux, a permis le maintien d’une relation constructive avec l’UE notamment dans le cadre d’une coopération en Indo-Pacifique.

Aujourd’hui, le président indonésien Prabowo Subianto adopte un positionnement bien plus nationaliste et critique à l’égard de l’UE que son prédécesseur. À l’heure où les négociations autour de l’Indonesia – European Union Comprehensive Economic Partnership Agreement se poursuivent en raison de points de désaccord, le président indonésien critique les mesures protectionnistes européennes, qu’il qualifie de « doubles standards ». Il fait notamment référence au Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts (EUDR) adopté en mai 2023, qui limite l’exportation de matières premières comme l’huile de palme, le caoutchouc, le café ou le cacao vers l’UE sans prendre en compte le rôle endossé par d’anciennes puissances coloniales européennes dans la déforestation. Prabowo Subianto a également soulevé à de multiples reprises le manque de cohérence de l’UE et des Occidentaux sur des dossiers internationaux tels que la guerre en Ukraine ou le conflit au Proche Orient. Il reproche notamment à l’UE un « deux poids, deux mesures » quant à une inégalité de traitement entre les victimes ukrainiennes et palestiniennes.

Ainsi, la visite d’Emmanuel Macron revêt une importance particulière en vue de construire une coopération stratégique et pragmatique entre la nouvelle administration indonésienne et l’UE.


[1] Paris et Jakarta ont officialisé leurs relations diplomatiques le 4 janvier 1950.

[2] Conclut en 2016 et signé en 2019 entre la France et l’Australie, le contrat « Attack » avait été baptisé le « contrat du siècle ». Il engageait Naval Group à livrer à la marine australienne 12 sous-marins conventionnels pour 56 milliards d’euros. Ce dernier a été rompu en septembre 2021 par Canberra au profit d’une commande de sous-marins à propulsion nucléaire aux États-Unis.

[3] Cette commande d’acquisition de Rafale a été segmentée en 3 tranches respectivement entrées en vigueur en février 2022 (6 Rafales), août 2023 (18 Rafales) et janvier 2024 (18 Rafales).

[4] Cet exercice international a réuni l’Australie, le Canada, les États-Unis, la France, l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, le Royaume-Uni et Singapour.