Analyses / Observatoire géopolitique du numérique et des technologies émergentes
3 février 2025
L’émergence d’une superpuissance chinoise de l’IA ? Réflexions sur le cas DeepSeek

« Une IA moins chère et plus performante que ses concurrents américains ». C’est ainsi, en somme, que la galaxie politico-médiatique mondiale se livre au panégyrique des avancées de l’entreprise chinoise DeepSeek. Une force de persuasion qui a tôt envahi la sphère financière : le géant des semiconducteurs américain, Nvidia, a vu sa cote s’effondrer de 17 % en une journée – un record. Faut-il pour autant prendre au pied de la lettre les déclarations légitimement avantageuses de la firme chinoise ? Surtout, assiste-t-on réellement à un point de bascule dans la compétition technologique entre les États-Unis et la Chine ?
Bien des éléments laissent penser que DeepSeek, startup d’intelligence artificielle située dans la ville de Hangzhou, est en train de bouleverser l’équation géopolitique et géoéconomique mondiale. Le 20 janvier 2025, l’entreprise publiait des « grands modèles de langage » (large language model-LLM dans le texte) rivalisant avec les performances des mastodontes américains (Open AI, Google…) pour un coût défiant toute concurrence. Chaque requête par utilisateur coûterait 27 fois moins cher que son concurrent, GPT-4 ; tandis que le coût de développement du modèle R1 de DeepSeek est estimé à 96 % inférieur à celui de son concurrent direct, le modèle o1 d’Open AI. À l’origine de ce différentiel, il faut noter en particulier le recours à des ressources technologiques bien inférieures à ce que requièrent ses concurrents américains. Or, DeepSeek a obtenu ces résultats spectaculaires malgré l’embargo américain sur l’exportation de semiconducteurs de dernière génération vers la Chine, obligeant ainsi les acteurs chinois à se rabattre sur des technologies de moindre performance. C’est cette prouesse et cette apparente frugalité qui ont mené à la perte de près de 590 milliards de dollars de valorisation boursière pour Nvidia à Wall Street… en une seule journée (27 janvier 2025) – un record historique absolu. La course au gigantisme des acteurs américains, en termes de puissance de calcul – qui est au cœur du projet « Stargate » de la Maison-Blanche, avec un objectif budgétaire de 500 milliards de dollars –, montrerait ainsi toutes ses limites. À titre de comparaison, le coût d’entraînement du modèle V3 de DeepSeek n’excèderait pparas 5,5 millions de dollars, quand GPT-4, lui, en a coûté plus de 100 millions.
L’erreur serait pourtant de voir dans ce succès la marque de l’indépendance technologique absolue de la Chine. En effet, DeepSeek a pu faire l’acquisition de certains processeurs graphiques (GPU) de Nvidia avant la mise en place de l’embargo américain sur les semiconducteurs. Parmi les puces concernées figure la H100, le modèle le plus avancé de la firme américaine. DeepSeek semble avoir bénéficié du marché informel des semiconducteurs qui s’est développé en réaction aux sanctions américaines, tout en s’appuyant sur d’autres voies d’approvisionnement (et de contournement des sanctions), via l’Inde, Taïwan et Singapour notamment. D’autre part, il n’est pas inconcevable, comme le suggère OpenAI, que DeepSeek ait « distillé » indûment le modèle de l’entreprise américaine ; c’est-à-dire, entraîné son propre modèle grâce aux réponses du modèle d’OpenAI.
Il n’en demeure pas moins que la capacité de l’acteur chinois à parvenir à des niveaux de performance comparables aux firmes américaines, pour une puissance de calcul et des besoins énergétiques drastiquement moindres, est un véritable tour de force – et peut-être le prélude à une compétition technologique internationale beaucoup moins inégale que ne le laisse suggérer le modèle de développement américain, très consommateur de capitaux (financiers, techniques, énergétiques…). En effet, il faut replacer cette prouesse dans le cadre du projet Stargate américain, un projet d’infrastructures dédiées à l’intelligence artificielle devant recevoir, au cours des quatre prochaines années, un budget total de 500 milliards de dollars (un investissement initial de 100 milliards a d’ores et déjà été annoncé). Ce projet prend la forme d’une entreprise, créée par OpenAI, SoftBank (holding japonaise des télécoms, également premier actionnaire du géant chinois Alibaba), Oracle (firme américaine spécialisée dans le cloud) et MGX (entreprise d’investissement émiratie spécialisée dans l’IA) – avec l’appui de différents partenaires technologiques (Arm, Microsoft et Nvidia). Au centre de ce projet réside la construction, dans un premier temps, d’une dizaine de centres de données spécialement dédiés au développement de l’IA. D’autres seraient construits par la suite. Or, des critiques émanant du Département de la Défense ont pointé le caractère irréaliste de ce projet sur le plan énergétique : le réseau électrique national ne serait pas en mesure, en l’état, de supporter un tel surcroît de consommation électrique, selon Roy Campbell, directeur adjoint de l’informatique avancée au Bureau du sous-secrétaire à la Défense pour la Recherche et l’Ingénierie. De fait, la demande d’électricité aux États-Unis explose : elle devrait augmenter de 12,5 % d’ici à 2030 selon le cabinet Rystad Energy, en raison notamment de la mise en circulation de plus de 30 millions de véhicules électriques dans le même intervalle et de la réindustrialisation du pays enclenchée par l’Inflation Reduction Act, avec à la clef, potentiellement, de nombreuses usines très gourmandes en électricité (par exemple, pour la fabrication de batteries). Avant même l’annonce du projet Stargate, il était déjà prévu que la consommation électrique des centres de données s’établît à 9 % de la production totale d’électricité états-unienne à l’horizon 2030 – le double des niveaux actuels. Qu’en sera-t-il une fois ce grand projet d’infrastructures mis en œuvre – s’il voit jamais le jour ?
Comme le suggère l’investisseur en capital-risque Marc Andreessen, a-t-on affaire ici à un « moment Spoutnik » – en référence au lancement du premier satellite artificiel par l’Union soviétique, signal de départ de la course à l’espace avec les États-Unis ? La question revient à se demander si les avancées chinoises en IA modifient le rapport de force et mettent en péril l’hégémonie américaine. En effet, il est courant aux États-Unis de lier la domination dans les relations internationales à la suprématie en matière technologique – une grille d’analyse que le politiste Stanley Hoffmann qualifiait de « pensée experte ». De fait, il faut bien voir que l’IA a été parée des atours fantasmatiques de « l’arme absolue », susceptible de conférer à celui qui en maîtriserait, passé un certain seuil, le plus haut degré de sophistication (parfois qualifié d’« IA forte » ou « générale ») un leadership inébranlable sur la scène internationale. C’est tout le sens de la célèbre formule de Vladimir Poutine, en 2017 : « Celui qui deviendra leader dans ce domaine sera le maître du monde ». Derrière cette idée, c’est la possibilité de réaliser des gains de productivité incommensurables dans tous les secteurs d’activité humaine (précisément par la substitution généralisée de « machines » surperformantes aux êtres humains) qui attise la convoitise des puissances économiques et étatiques. Qu’importe la validité d’une telle hypothèse, la force du fantasme réside dans ses effets, souvent bien plus tangibles que ses causes.