ANALYSES

Intelligences artificielles : vers une mise à mal du modèle des GAFAM ?

Interview
14 avril 2023
Le point de vue de Charles Thibout


Depuis quelques semaines, les réseaux sociaux fourmillent de fausses images générées par des intelligences artificielles. Cette nouvelle tendance digitale témoigne de l’arrivée massive de ces IA génératives dans nos quotidiens, alors que plus d’un millier d’experts demandent de ralentir leur développement et que les GAFAM traversent une période tumultueuse. Quelle réglementation mettre en place pour protéger les utilisateurs ? Quelles conséquences sur les GAFAM ? Charles Thibout, chercheur associé à l’IRIS, répond à nos questions sur le sujet.

Plus de mille experts ont demandé la mise en place d’un moratoire d’au moins six mois sur le développement des intelligences artificielles génératives afin de pallier le manque de réglementation en la matière. Pourtant les GAFAM investissent massivement dans l’IA générative. Pourquoi ces tendances contradictoires ?

On ne saurait détailler l’éventail de possibilités qu’ouvrent ces technologies, depuis la rédaction d’une dissertation de philo à la conception d’un malware ou de deepfakes. Les enjeux sont tout aussi vastes : protection des données personnelles, fiabilité de l’information…

Fondamentalement, je pense que le développement de ces technologies et les prises de position spectaculaires de leurs contempteurs sont les deux faces d’un même phénomène : la fascination mêlée d’effroi que génèrent ces « formidables » technologies ─ formidabilis signifiant redoutable ─ alimentées par les mythologies contemporaines dont fourmille la culture populaire : « HAL » de 2001 : L’Odyssée de l’espace, « Skynet » de Terminator… La culture technique commune est pétrie de science-fiction, laquelle digère autant qu’elle modèle les récits plus anciens auxquels nous sommes habitués (mythes grecs, bibliques…), et cet ensemble diégétique hétérogène affecte directement nos catégories de perception. Comme en témoignent les prises de position de nos dirigeants politiques : Poutine et sa fameuse sentence « Celui qui deviendra leader en intelligence artificielle se rendra maître du monde », comme Macron, en 2018, comparant le dompteur de l’IA au dieu leibnizien… Cette effervescence mythologique n’est pas étrangère à la mise à l’agenda politique de ces technologies ni aux investissements spectaculaires dont elles font l’objet depuis une quinzaine d’années – voire, depuis que le terme a été inventé, dans les années 1950.

Dit autrement, ce mélange de crainte et de fascination est constitutif de la vogue de l’intelligence artificielle. Sans la peur qu’advienne une superpuissance en IA, tous les pays du monde, ou presque, n’auraient pas conçu leur propre plan de développement en la matière ; et les Big Tech et les fonds d’investissement n’auraient pas dépensé des milliards dans ces technologies à l’avenir incertain.

Peut-on fournir un cadre réglementaire qui englobe à la fois la protection des données des utilisateurs et la production de fausses informations, notamment de fausses images qu’on voit pulluler sur les réseaux sociaux ?  Un tel cadre réglementaire serait-il respecté par tous ? Des pays comme la Chine suivraient-ils la démarche ?

Aujourd’hui, il y a un discours dominant suivant lequel la protection des données et l’innovation seraient deux principes antinomiques. De fait, ceux qui ont le plus intérêt à l’affadissement des protections sont ceux-là mêmes qui développent ces technologies, et ils disposent de nombreux soutiens, dans les secteurs économiques plus traditionnels comme dans le champ politique.

La question est : va-t-on renforcer ce cadre réglementaire sur la protection des données, aujourd’hui incarné par le règlement général sur la protection des données (RGPD) ? C’est peu probable. Le RGPD a émergé dans une conjoncture particulière, à la suite des révélations d’Edward Snowden, et comme je le disais plus haut, il existe plutôt un consensus politique et économique sur les contraintes exercées par la réglementation. Cela ne veut pas pour autant dire que le RGPD est voué à disparaître. Il serait en effet trop coûteux politiquement de revenir sur les avancées, fussent-elles modestes, qu’apporte ce texte.

La deuxième partie de la question fait écho à plusieurs initiatives, de par le monde, visant à mettre sur pied une réglementation sur la protection des données équivalente à l’échelle de l’UE. Même une dictature comme la Chine a légiféré sur la question, en adoptant formellement un texte très proche du RGPD. On ne peut toutefois faire confiance au formalisme juridique en la matière. D’une part, les États qui ne sont pas des États de droit disposent d’un corpus juridique par essence inane, dans la mesure où rien n’empêche l’État de s’émanciper des règles qu’il a édictées. D’autre part, l’efficacité des règles de droit s’éprouve, eu égard aux mesures mises en œuvre pour en assurer l’application. Or, en la matière, il est douteux que des États profondément hostiles à l’idée de protection des données personnelles s’ingénient à la garantir.

Après des années de croissance, les GAFAM connaissent un sérieux ralentissement : résultats en demi-teinte, licenciements… Pour quelles raisons ? Leur modèle est-il en péril ?

Ce ralentissement est d’abord le signe d’un retour, relatif, à la normale après une période d’effervescence liée à la pandémie de Covid-19 et la translation massive des activités humaines, notamment économiques, vers l’espace numérique. Ces entreprises disposent de positions dominantes et solides, dans chacun de leurs domaines de spécialité. Cependant, des cinq GAFAM, Meta (Facebook) est peut-être le plus fragile, dans la mesure où ses ressources pour peser dans le rapport de forces avec les États sont moindres que les autres. Pour une raison notamment : la sphère d’activité de Meta ne déborde guère les frontières des réseaux sociaux. Partant de là, les liens de dépendance que l’entreprise a tissés avec le reste de l’espace social (mondial) sont plus ténus que ses acolytes, lesquels ont étendu leurs activités aux équipements et logiciels de télécommunications, aux messageries électroniques et, surtout, au cloud computing. Autrement dit : interdisez à Meta d’opérer demain en Europe, vous perdrez certes l’usage de Facebook, Instagram et WhatsApp, mais le passage à d’autres applications équivalentes ne demanderait pas un effort démesuré. En revanche, si vous bloquez les services de Google, Microsoft, Amazon et même d’Apple, alors vous vous acheminerez vers des déconvenues bien plus fracassantes : la quasi-totalité des smartphones et des ordinateurs mis hors service, puisque vous n’aurez plus accès aux mises à jour des principaux systèmes d’exploitation (Android, iOS, macOS, Windows) ; et plus d’accès à vos services cloud, étant donné qu’Amazon, Microsoft et Google sont en position d’oligopole sur ce marché. Donc : perte des outils et des données, plus de boîte mail, pour ne citer que les principaux effets. À moins, bien sûr, que des alternatives n’émergent dans l’intervalle, mais, vu les coordonnées politiques et économiques qui guident l’action publique depuis quelques décennies, c’est peu probable. Face à de telles chaînes de dépendance, le modèle de ces entreprises est donc loin d’être en péril.
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