Entretiens / Observatoire géopolitique du religieux
30 avril 2025
Le Vatican face à l’héritage du Pape François : le chemin est-il tout tracé ?

Le pontificat du pape François, inédit par sa dimension latino-américaine et par son engagement politique en faveur du progrès social, a profondément marqué l’Église catholique. Sans s’éloigner des dogmes, il rompt avec ses prédécesseurs et élève la voix sur une scène internationale en pleine mutation. Il œuvre pour la reconnaissance des victimes des conflits et des dérèglements climatiques. Critique du modèle occidental, son pontificat s’inscrit dans des dynamiques mondiales profondes, laissant derrière lui un héritage majeur avec lequel ses successeurs devront nécessairement composer. Comment caractériser les 12 années du règne papal de François ? Dans quelle mesure rompt-il avec les positions traditionnelles de l’Église catholique ? Quels sont les enjeux qui planent au-dessus du prochain conclave, et plus largement, sur le pontificat de son successeur ? Le point avec François Mabille, chercheur associé à l’IRIS où il dirige l’Observatoire géopolitique du religieux.
Qualifié de progressiste, quel héritage le pape François laisse-t-il derrière lui ?
Le pape François laisse un héritage complexe et contrasté, plus pastoral que doctrinal.
Sur le plan doctrinal, François n’a pas changé les grands principes de l’enseignement catholique sur la morale sexuelle, la famille ou le sacerdoce masculin. Son attachement à la doctrine sur ces sujets a déçu les progressistes qui attendaient des ruptures plus franches.
Sur le plan pastoral, il a profondément transformé le style de gouvernement de l’Église, favorisant l’accueil et l’accompagnement des fidèles, y compris ceux en situation dite « irrégulière ». Il a promu une approche de sollicitude pastorale plus que normative.
Un aspect clé de son pontificat est son opposition déterminée au libéralisme, à la fois moral et économique. Sur le plan moral, François a dénoncé les dérives individualistes, consuméristes et relativistes des sociétés occidentales, tout en refusant d’assouplir la doctrine catholique. Sur le plan économique, il a critiqué avec force « l’idolâtrie de l’argent » et le « culte du marché », appelant à un ordre économique mondial plus juste et solidaire.
Cette double opposition l’a placé dans une position inconfortable : perçu comme trop rigide par les libéraux culturels, et comme trop radical par les partisans de l’économie de marché. Cette tension profonde entre valeurs spirituelles et structures du monde moderne sera héritée par son successeur, qui devra trouver un équilibre entre fidélité à la tradition et capacité d’interpellation du monde contemporain.
Au-delà de sa dimension religieuse, dans quelle mesure le pontificat du pape François a-t-il façonné la diplomatie du Saint-Siège ? Comment l’Église envisage-t-elle son rôle après lui ?
Sous François, la diplomatie du Saint-Siège a pris une tournure profondément nouvelle.
Traditionnellement fondée sur la neutralité et la médiation discrète, elle a sous son pontificat pris une coloration beaucoup plus militante et critique. François a voulu que la voix du Vatican soit audible dans la dénonciation des injustices mondiales, des désordres climatiques, et des logiques guerrières.
Un aspect majeur de cette diplomatie est son opposition radicale à l’ordre international occidental. François a critiqué économiquement, le libéralisme de marché et le « culte de l’argent », qu’il a accusé d’entretenir les inégalités ; politiquement, la domination hégémonique des grandes puissances occidentales, notamment les États-Unis et l’Union européenne ; idéologiquement l’individualisme, le relativisme moral et le consumérisme, vus comme des menaces pour la dignité humaine et la solidarité entre les peuples.
Cette critique n’a pas été simplement verbale : elle s’est incarnée dans des choix stratégiques, comme le dialogue avec la Chine, l’ouverture au Sud global (BRICS) et une prudente bienveillance envers la Russie jusqu’en 2021. Mais cette posture critique a isolé le Saint-Siège, faute de relais diplomatiques solides.
Le pontificat de François a également été marqué par une vision pacifiste affirmée.
Il a rompu avec certaines prudences diplomatiques passées, en promouvant un pacifisme radical que l’on perçoit notamment à travers trois attitudes : le soutien au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), la dénonciation de toute logique de dissuasion, même dans un cadre multilatéral, l’appel enfin, à une paix basée sur la fraternité et non sur l’équilibre de la terreur.
Cette posture a renforcé l’autorité morale du pape auprès des opinions publiques, mais a affaibli l’influence diplomatique traditionnelle du Saint-Siège auprès des grandes puissances stratégiques. La diplomatie du Vatican s’est retrouvée sans véritable levier d’action dans un monde revenu aux rapports de force.
Après François, l’Église devra peut-être retrouver une diplomatie plus équilibrée et aux formes d’action renouvelée. Dans cette perspective, la possibilité d’élection d’un pape plus diplomate et moins militant n’est pas impossible.
Dans quelle mesure les contextes sociétal et géopolitique tendus influenceraient-ils l’élection du prochain pape ? Doit-on s’attendre à un recul des mesures progressistes ?
Le contexte géopolitique (guerre, montée des tensions États-Unis/Chine, affaiblissement du multilatéralisme) et sociétal (fractures idéologiques profondes en Occident) pourrait peser fortement sur le prochain conclave.
À l’intérieur de l’Église, plusieurs dynamiques vont s’affronter :
- Les conservateurs veulent recentrer l’Église sur la défense doctrinale claire face aux crises de société.
- Les réformateurs veulent prolonger l’esprit pastoral et d’ouverture de François.
- Les modérés chercheront à préserver l’unité fragile du corps ecclésial.
Le rejet du libéralisme moral et du libéralisme économique, hérité de François, continuera de structurer les choix futurs.
Le prochain pape devra donc poursuivre cette critique du monde contemporain, tout en étant peut-être plus habile pour recomposer une diplomatie efficace et nouer de nouveaux appuis.
Concernant les réformes « progressistes », il est probable que le style pastoral d’ouverture restera, car il est désormais bien implanté. En revanche, on peut envisager d’une part un recentrage doctrinal (plus de clarté et de fermeté sur les grands repères) et d’autre part une diplomatie plus feutrée, moins militante, pour restaurer la capacité du Saint-Siège à peser discrètement dans les affaires du monde.