Entretiens / Océan
18 mars 2025
Exploitation minière des fonds marins : 2025, un tournant institutionnel et stratégique ?

L’exploitation minière des fonds marins (ou deep sea mining) est au cœur d’un intense débat international. Alors que certains États et entreprises y voient une opportunité stratégique pour l’approvisionnement en métaux critiques, d’autres alertent sur les risques écologiques et plaident pour un moratoire. Alors que se tiendra du 17 au 28 mars la première partie de la 30e session annuelle de négociations (la seconde se tenant en juillet), l’année 2025 pourrait représenter un tournant institutionnel et stratégique pour l’exploitation des fonds marins. Dans ce contexte, quelles dynamiques en façonnent aujourd’hui le débat et quelles perspectives se dessinent pour l’avenir de ce secteur ? Le point avec Romane Lucq, analyste en stratégie internationale spécialisée sur les enjeux maritimes.
Pourquoi l’exploitation minière des fonds marins suscite-t-elle autant d’intérêt et de controverses aujourd’hui ?
L’exploitation minière des fonds marins cristallise un débat à la croisée d’enjeux économiques, stratégiques et environnementaux. L’attrait principal de cette exploitation repose sur la présence, dans les grands fonds, de ressources minérales stratégiques. Parmi celles-ci, les nodules polymétalliques – de petites formations rocheuses qui se forment naturellement sur les fonds marins en plusieurs millions d’années, riches en nickel, cobalt, cuivre et manganèse – suscitent un intérêt particulier, notamment pour l’industrie des technologies vertes. Dans un contexte de hausse de la demande mondiale en métaux critiques, alimentée par l’essor des énergies renouvelables, des véhicules électriques et des technologies numériques, ces gisements apparaissent comme une alternative aux mines terrestres, qui sont souvent associées à des tensions géopolitiques, des impacts environnementaux lourds et une concentration de l’offre entre quelques pays dominants.
Cependant, cette promesse économique se heurte à de nombreuses inconnues scientifiques et à une opposition croissante des acteurs environnementaux. Contrairement aux écosystèmes terrestres, les grands fonds marins sont encore peu explorés, leurs dynamiques biologiques restent mal comprises et la résilience de leurs écosystèmes face aux perturbations est incertaine.
Enfin, au-delà des aspects économiques et environnementaux, l’exploitation minière des grands fonds soulève des tensions diplomatiques et réglementaires. La majeure partie des ressources minérales se trouve en haute mer et est donc encadrée par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), un organisme onusien spécifique. Toutefois, l’absence de cadre clair sur l’octroi des licences minières et les désaccords entre États ralentissent l’adoption d’un code minier, objet des négociations annuelles de l’AIFM.
Quels sont les principaux enjeux économiques et juridiques qui façonnent actuellement le débat ?
Sur le plan économique, le deep sea mining est perçu comme une réponse potentielle à la demande croissante en métaux stratégiques et pourrait représenter un levier de diversification de l’approvisionnement mondial. Pour autant, si certains résultats semblent valider la faisabilité technique de l’extraction, des incertitudes pèsent sur sa viabilité économique. Elle nécessite en effet des technologies coûteuses et complexes (robots sous-marins, navires spécialisés, systèmes de traitement adaptés, etc.) et aucun projet commercial n’a, à ce jour, prouvé sa rentabilité. De plus, l’absence de cadre juridique clair freine les investissements, et les entreprises hésitent à s’engager dans un secteur où les règles pourraient évoluer rapidement.
D’un point de vue juridique, l’AIFM n’a délivré que des contrats d’exploration, et aucun permis d’exploitation commerciale n’a jusqu’ici été accordé. En effet, l’octroi de licences d’exploitation est conditionné à l’adoption préalable d’un code minier fixant des règles contraignantes pour encadrer ces activités et les débats restent vifs sur plusieurs points épineux du futur régime minier : normes environnementales, systèmes de partage des bénéfices (conformément au principe de patrimoine commun de l’humanité qui régit les ressources minérales des fonds marins internationaux), responsabilité en cas de dégâts écologiques, modalités de surveillance et d’application des règles, etc.
Face aux incertitudes qui entourent cette industrie émergente, comment les différents acteurs se positionnent-ils ?
Le deep sea mining divise profondément la communauté internationale, et les incertitudes qui entourent son développement ont conduit à une fragmentation des positions entre acteurs. Du côté des États, on observe un clivage géopolitique fort. D’une part, une coalition grandissante de pays plaide pour la prudence et 32 d’entre eux ont rejoint un moratoire sur l’exploitation en haute mer, appelant à suspendre tout projet minier en attendant davantage de connaissances scientifiques. La France s’est particulièrement mise en avant sur ce sujet en déclarant en novembre 2022 son soutien à l’interdiction de toute exploitation des grands fonds marins. D’autre part, certains États espérant des retombées économiques ou stratégiques sont favorables à une exploitation rapide et militent pour l’ouverture du marché. Parmi eux figurent principalement des États détenteurs de contrats d’exploration via des entreprises nationales, mais également de petits États insulaires du Pacifique porteurs d’intérêts miniers, tels que Nauru ou les Tonga, qui défendent le lancement de l’industrie car ils y voient une source potentielle de revenus et de développement. Ce fossé entre États « pro » et « anti » exploitation conduit à des négociations tendues et rend difficile l’obtention d’un consensus.
Le jeu d’acteurs est contrasté également au niveau des entreprises et investisseurs. D’un côté, plusieurs sociétés se sont positionnées très tôt pour revendiquer les premiers permis d’exploitation, à la tête desquelles The Metals Company (TMC), qui annonce avoir finalisé son dossier technique pour exploiter les nodules dès 2026. En face, un mouvement inédit rassemble des entreprises utilisatrices de minerais qui s’engagent en faveur d’un moratoire. Cette prise de position s’aligne de surcroît avec l’appel de plusieurs institutions financières internationales à ne pas financer de projets miniers sous-marins sans cadre environnemental robuste. On observe donc une fracture au sein même du secteur privé.
Enfin, de nombreuses ONG environnementales mènent campagne et multiplient les rapports d’alerte et les actions de sensibilisation auprès du grand public et des dirigeants, tout en mettant en avant des rapports scientifiques récents soulignant l’ampleur des impacts potentiels pour les écosystèmes.
L’AIFM elle-même se trouve au centre du jeu : à la fois régulatrice et gardienne de ce patrimoine commun, elle est critiquée par les ONG pour son manque de transparence et accusée d’être trop réceptive aux intérêts miniers, tout en étant mise en cause par les industriels pour la lenteur de son processus décisionnel. C’est donc le jeu d’influence multilatéral qui se déroule dans les arènes diplomatiques qui déterminera l’avenir des grands fonds pour les décennies à venir.
En quoi l’année 2025 pourrait-elle marquer un tournant ?
L’année 2025 s’annonce décisive pour l’avenir de l’exploitation minière des fonds marins, avec plusieurs échéances institutionnelles et stratégiques qui pourraient déterminer si elle se concrétise ou si elle est freinée par une volonté d’encadrement plus strict.
En premier lieu, Leticia Carvalho, océanographe et diplomate brésilienne, a été nommée secrétaire générale de l’AIFM pour succéder à Michael Lodge, dont le mandat avait été marqué par une approche favorable à l’ouverture de l’exploitation. Son arrivée pourrait signaler un changement d’orientation dans la gouvernance de l’AIFM, avec une plus grande prise en compte des préoccupations environnementales et des questions d’équité et d’inclusion. Toutefois, la capacité du secrétariat général à infléchir la dynamique dépendra des rapports de force entre États membres au sein du Conseil et de l’Assemblée de l’Autorité.
Cette année représente également une date butoir dans le processus de négociations : sous la pression du déclenchement du compte à rebours par Nauru, l’AIFM a élaboré en 2023-2024 une feuille de route intensifiant les négociations du code minier afin de pouvoir l’adopter formellement en 2025, mais au vu des tensions persistantes, un compromis pourrait s’avérer difficile à trouver dans les délais impartis.
En outre, TMC a d’ores et déjà annoncé, « en consultation avec Nauru », son intention de déposer une demande d’exploitation fin juin 2025, visant un démarrage de la production commerciale dès 2026, ce qui crée une pression supplémentaire pour l’AIFM.
Il y a donc, en quelque sorte, un sentiment d’urgence, alors que plusieurs observateurs au sein de l’AIFM avertissent qu’un accord bâclé en 2025 risquerait de produire une réglementation incomplète ou trop permissive, incapable de prévenir les dégâts écologiques.
Pour aller plus loin, voir également : Emmanuel Hache, Émilie Normand, et Candice Roche, « Exploiter les fonds marins : une nouvelle frontière géopolitique ? » La Revue internationale et stratégique 136, n°4 (hiver 2024) : 173‑83.