Correspondances new-yorkaises / Observatoire politique et géostratégique des États-Unis
6 octobre 2025
La stratégie de la peur : Trump militarise l’Amérique, ville après ville

Après avoir déployé la Garde nationale à Los Angeles cet été — alors qu’il n’y avait évidemment aucune nécessité à cela — puis à Washington où, comme je l’ai déjà écrit dans ces colonnes, on peut aujourd’hui croiser des tanks en quittant la gare centrale d’Union Station, Donald Trump vient d’ordonner le déploiement de 300 militaires de la Garde nationale à Portland, en Oregon. Un tribunal fédéral a certes temporairement bloqué cette décision, mais le message est passé : la militarisation de l’Amérique se poursuit méthodiquement, ville démocrate après ville démocrate.
Tout cela répond à une stratégie limpide : celle de la peur. Une peur savamment entretenue au sein de son électorat, qui voit dans cette administration le dernier rempart contre un prétendu “terrorisme intérieur” prêt à submerger le pays. Trump a justifié son ordre de déploiement à Portland en affirmant que la ville était ravagée par “des violences dignes d’une guerre civile”, autorisant même “l’usage de la force maximale si nécessaire”.
La réalité ? Des manifestations pacifiques contre la police de l’immigration, qui se poursuivent depuis plusieurs mois — des protestations certes bruyantes, mais relevant pleinement de l’exercice légitime du droit de manifester dans une démocratie.
Cette stratégie de la peur fonctionne à double sens. D’un côté, elle rassure la base électorale trumpienne, convaincue que leur président “protège” l’Amérique “authentique” contre le chaos urbain des bastions démocrates. De l’autre, elle tétanise l’opposition, chaque jour un peu plus paralysée face à cette démonstration de force. Voir des militaires patrouiller dans les rues américaines afin de faire régner l’ordre — spectacle inédit depuis un demi-siècle — produit un effet psychologique dévastateur sur nombre de ceux qui seraient encore tentés de s’opposer aux dérives du pouvoir.
Cette mise en scène avait d’ailleurs été sous-entendue lors de cette réunion surréaliste devant les gradés de l’armée il y a quelques jours, où Trump parlait de guerre à tout va alors qu’il est, on le sait, viscéralement opposé à toute intervention militaire d’ampleur à l’étranger. Ces déclarations belliqueuses n’avaient qu’un but : justifier non pas des interventions extérieures, mais les déploiements de la Garde nationale sur le sol américain. Du jamais vu.
Et voilà qu’aujourd’hui, l’opposition démocrate prend un risque immense en déclenchant un shutdown gouvernemental pour une durée indéterminée, tout en sachant parfaitement que les républicains ne céderont rien.
Leur protestation est compréhensible : près de 30 millions d’Américains vont voir environ 13 millions d’autres les rejoindre sur la liste des personnes sans assurance santé en raison des mesures de Donald Trump visant à démanteler l’Obamacare.
Cette opposition de principe au budget présidentiel est moralement irréprochable — comment accepter qu’un pays aussi riche condamne 43 millions de citoyens à vivre sans couverture médicale ?
Mais ce shutdown est dangereux. Chaque jour qui passe, chaque fonctionnaire non payé, chaque allocation sociale non versée, sera reproché dans les urnes aux démocrates. Et Trump, lui, ne laissera pas passer l’occasion : il profitera de cette paralysie pour licencier des milliers de fonctionnaires, transformant une crise politique en purge administrative. Tout cela sera injustement mis sur le dos des démocrates par une opinion publique qui, dans sa grande majorité, ne comprend pas les subtilités des batailles budgétaires — mais en ressent les conséquences immédiates dans son quotidien.
Les démocrates ont raison sur le fond, mais leur combat risque vite de devenir stérile. Pour le bon fonctionnement du pays, ils devraient peut-être — temporairement —, maintenant qu’ils ont marqué le coup, baisser les bras, laisser rouvrir le gouvernement, et reprendre la bataille sur d’autres fronts : les tribunaux, les médias, l’opinion publique. C’est là que leur voix doit porter, et non dans un bras de fer sans issue qui ne profite qu’à l’exécutif.
Ils devraient aussi soutenir sans réserve le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, dans sa croisade contre l’autoritarisme croissant qui s’incarne dans ces déploiements successifs de la Garde nationale. Car si un juge fédéral a pu temporairement bloquer celui de Portland, combien de temps tiendront encore les derniers garde-fous de l’État de droit face à une administration qui multiplie les pressions sur le système judiciaire ?
Le fait que Trump ait également autorisé le déploiement de la Garde nationale à Chicago, quelques heures seulement après que des responsables de l’immigration ont affirmé s’être heurtés à des manifestants, illustre parfaitement cette stratégie d’escalade permanente. Chaque incident, chaque manifestation, devient prétexte à une nouvelle démonstration de force.
Nous assistons à la mise en place méthodique d’un État autoritaire, où les forces armées — car c’est bien l’armée des États-Unis qui avait été déployée aux côtés de la Garde nationale à Los Angeles — deviennent un instrument de contrôle intérieur plutôt que de défense extérieure. Cette normalisation de la présence militaire dans les rues américaines, présentée comme nécessaire face à un ennemi intérieur fantasmé, constitue l’un des signes les plus inquiétants de la transformation profonde que subit la démocratie américaine sous cette administration.
Chaque nouveau déploiement rend le suivant plus facile, plus acceptable, plus “normal”. Et lorsque la présence de l’armée dans nos villes devient la norme plutôt que l’exception, c’est la nature même de notre société qui se transforme irrémédiablement.
La question n’est plus de savoir si Donald Trump et son dauphin JD Vance continueront sur cette voie — ils l’ont clairement indiqué — mais de savoir si l’opposition trouvera enfin la stratégie pour leur résister efficacement sans tomber dans les pièges qui lui sont tendus. Le temps presse, car chaque jour qui passe normalise un peu plus l’inacceptable.
Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.