Désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) en Syrie : dernière marche sur la route de la normalisation ?

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Depuis la chute du régime de Bachar al-Assad et la mise en place du gouvernement de transition dirigé par Ahmad al-Chaara, quel état des lieux de la situation sécuritaire en Syrie peut-on dresser ?

La Syrie reste un pays fragmenté, confronté à un risque très élevé de « somalisation » en de nombreuses régions de son territoire.

D’abord à l’Est, les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) n’ont pas intégré les nouvelles institutions politiques et militaires syriennes. Malgré le compromis signé le 10 mars 2025 entre les FDS et le gouvernement de transition d’al-Charaa, la situation reste extrêmement tendue le long de la ligne de démarcation, qui s’étend jusque certains quartiers d’Alep. En dépit d’une réduction croissante des effectifs (on compte aujourd’hui 900 soldats américains sur les 2000 initiaux), les FDS se sentent toujours soutenues par la présence de plusieurs camps d’entraînement américains placés sous leur contrôle. L’annonce, à l’issue de l’entretien entre Ahmad al-Chaara et Donald Trump à Washington le 10 novembre 2025, de l’ouverture d’une base militaire américaine, vient quant à elle sceller la coopération entre les forces américaines au Moyen-Orient de Central Command (Centcom) et les organes de sécurité du pouvoir central. Il est important de souligner que les FDS ont été des forces déterminantes dans la guerre contre Daech. C’est une mosaïque de groupes armés composée de membres de tribus bédouines arabes et des forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG). Si ces dernières restent très méfiantes à l’égard du pouvoir syrien, les tribus arabes du FDS estiment, de leur côté, que le temps du retour dans le giron de Damas est venu.

Au Nord, la Turquie, grande alliée du nouveau pouvoir, maintient une forte présence militaire visant aussi bien à étendre son influence dans la région qu’à contenir les prétentions kurdes. La Turquie est dans un double rapport de forces. Elle est, d’une part, engagée dans un processus de négociations avec Abdullah Öcalan dont la démilitarisation du PKK est la pierre angulaire et, d’autre part, dans une opération d’endiguement des FDS et de leurs territoires via plusieurs opérations militaires. Ankara fait de la présence à sa frontière de ceux qu’elle nomme des « terroristes » un casus belli. À une action militaire de grande envergure, les Turcs préfèrent, à ce stade, un soutien appuyé au processus de normalisation de Damas dans la communauté internationale pour mettre fin à l’autonomie kurde du Nord-est syrien et éloigner le risque séparatiste.

Au Sud, on retrouve les forces israéliennes installées dans une « zone de sécurité » selon la terminologie employée par Tel-Aviv, dont elles se sont emparées en décembre 2024. En plus du plateau du Golan, les Israéliens occupent certains territoires méridionaux et conduisent des frappes sur différents sites militaires considérés comme suspects ou hostiles à leur sécurité. Israël poursuit plusieurs objectifs en Syrie, comme celui d’interdire toute velléité de contestation de sa supériorité militaire dans la région de la part des nouvelles autorités, de chasser les supplétifs du Hezbollah libanais qui ont un temps trouvé refuge en Syrie pour se réarticuler et contribuer à la préparation de l’après-Nasrallah, ou d’exercer une sorte de « protectorat » sur les Druzes qui font figure de quasi-minorité protégée du plateau du Golan – 1660 Druzes sur 22 000 sont de nationalité israélienne. Des affrontements meurtriers ont été recensés à de nombreuses reprises entre les forces de sécurité syriennes et certaines milices druzes, dans le sud du pays, qui font peser un risque sécessionniste constant.

La Syrie vit toujours au rythme d’épisodes de violence réguliers entre les nouvelles autorités et la mosaïque ethnoreligieuse qui constelle le pays. Plusieurs milliers d’Alaouites dont est issu le clan Assad, pour l’essentiel des civils, auraient été massacrés en début d’année le long du littoral. La menace de l’État islamique (EI) est loin d’avoir été éradiquée. Le groupe djihadiste occupe de larges espaces désertiques du centre et de l’est du pays, d’où il opère des raids et embuscades contre les forces de sécurité et les civils syriens. Il s’est renforcé à la faveur du retrait progressif américain de la région tenue par les FDS et de la chute du régime Assad qui a abandonné de très nombreux stocks d’armes. L’EI circule dans des espaces « lacunaires » entre les zones tenues respectivement par les FDS et les forces syriennes. La « brigade des étrangers » de l’organisation composée de combattants français reste très active et a rejeté tous les appels à déposer les armes pour rejoindre les forces régulières.

Le processus de DDR (désarmement, démobilisation et réintégration) ne se limite pas à la seule dimension sécuritaire, il suppose aussi une réintégration sociale et communautaire. Comment le gouvernement aborde-t-il la question de la réconciliation entre anciens combattants, populations civiles et minorités ?

Quelles sont, selon vous, les conditions indispensables à une stabilisation durable de la Syrie post-Assad ?

On peut choisir un moment symbolique pour démontrer l’attachement des nouvelles autorités à la question de la réforme sécuritaire, dont le DDR est l’un des maillons, et de son impact global. Lors du sommet annuel de Concordia à New York le 22 septembre 2025, le président syrien Ahmad al-Charaa s’est entretenu avec l’ancien général américain David Petraeus. Un événement largement médiatisé en raison de l’histoire complexe entre les deux hommes. Petraeus, en tant que commandant des forces américaines en Irak, avait supervisé l’arrestation d’al-Charaa en 2006, alors qu’il dirigeait le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Cette rencontre a donc été perçue comme un geste significatif de réconciliation et de dialogue. Al-Charaa en a profité pour réaffirmer sa position sur le désarmement des milices en Syrie. Il a déclaré que tous les groupes armés, y compris les factions kurdes, devaient remettre leurs armes à l’État syrien.

Cette déclaration s’inscrit dans une série de mesures prises par son gouvernement pour centraliser le pouvoir militaire et assurer la stabilité du pays. L’État syrien ne fait pas mystère que les groupes qui refuseraient de se conformer à cette directive ne seraient pas inclus dans le processus de dialogue national. En fait, le processus de DDR est perçu comme une étape clé pour extraire la Syrie du ban des nations, bâtir un État engagé dans une reconstruction globale, soutenu par un engagement international, notamment après la décision du président américain Donald Trump et l’Union européenne de lever les sanctions contre la Syrie.

Si le processus vise tous les combattants, le défi le plus important reste celui de ne pas laisser la communauté alaouite — minorité à laquelle appartenait la famille Assad — et qui formait la colonne vertébrale de l’appareil militaire et sécuritaire de l’ancien régime, sans perspective. Avec son effondrement, des centaines de milliers de soldats, pour la plupart alaouites, ont été démobilisés sans qu’aucune alternative ne leur soit proposée, dans un contexte économique dégradé et d’absence quasi totale d’opportunités d’emploi. Pour réussir, le processus DDR doit être considéré comme le maillon d’un projet global de transformation des champs sécuritaire, politique, économique et social.

Certains anciens officiers alaouites ont fondé des milices qui ont lancé des opérations violentes dès mars 2025, provoquant des représailles sanglantes et la mort de nombreux civils. Un cycle entretenu par le soutien iranien, protecteur d’un proxy chiite vaincu, et les anciens responsables du régime Assad qui s’organisent pour échapper à la justice transitionnelle.

Dans ce contexte le DDR doit permettre de freiner la prolifération des armes et de réduire le risque de conflit interne, surtout dans les zones marquées par des tensions sectaires ou tribales. Au Liberia et en Colombie, alliés à un processus de justice transitionnelle, ces dispositifs ont permis l’accompagnement des combattants vers la vie civile, la réhabilitation sociale et professionnelle et la réintégration au sein d’institutions étatiques.

Dans le cas syrien, aborder la question des combattants démobilisés — notamment parmi les Alaouites — dans un cadre national unifié permettrait de renforcer la confiance entre les différentes composantes de la société, garantissant qu’aucun groupe ne soit ciblé pour des raisons politiques ou confessionnelles. Ces programmes démontreraient aussi la volonté du gouvernement de transition de répondre aux préoccupations humanitaires et sécuritaires, facilitant le retour du soutien international et le financement de la reconstruction.

La création d’un Fonds de soutien sur le modèle de ceux mis en place en Irak, au Soudan ou à Gaza paraît à cet égard indispensable. Ce fonds, placé sous la supervision directe du gouvernement syrien, devra permettre de construire des parcours spécifiques de réhabilitation à tous les groupes combattants, indépendamment de leur origine et garantirait une gestion transparente et efficace des ressources. Une partie des fonds pourrait favoriser une justice équilibrée et la réparation du tissu social. Les États arabes, notamment l’Arabie saoudite, se présentent comme les grands argentiers de la reconstruction. Leurs expériences au Yémen et en Irak tout comme leur implication avec les opérateurs transnationaux serait déterminante pour le succès du processus.

La Syrie présente des défis proches de ceux de l’Irak. La cohérence du DDR dépendra moins du désarmement que de la capacité de l’État à hiérarchiser ces acteurs sans les exclure. C’est probablement un modèle de sécurité « négociée » plutôt que centralisée qui devra être recherché.

Comment ce processus est-il appréhendé par la population syrienne ?

Il est encore assez peu question de « contrat social » en Syrie mais les nouvelles autorités affichent la volonté de fédérer. Le président syrien l’a rappelé en septembre 2025 à l’Assemblée générale des Nations unies où il a appelé à « reconstruire en posant les bases d’un nouvel État, à travers la création d’institutions et de lois régulatrices qui garantissent les droits de tous, sans exception ».

La population syrienne est las après une décennie de guerre, touchée par une extrême pauvreté, l’exode massif de ses cadres qui a ruiné l’école, les hôpitaux et l’économie en général. Les organisations des droits humains locales rappellent que si les Syriens font encore preuve de patience face à des conditions de vie qui ne se sont pas améliorées depuis la chute du régime Assad, c’est parce qu’une conscience collective des immenses difficultés du pays subsiste, ainsi qu’une certaine bienveillance. La levée des sanctions du Congrès américain, le Caesar Syria Civilian Protection Act, sera essentielle pour redonner espoir. La question a été au cœur des discussions entre Trump et al-Charaa le 10 novembre à Washington.

Dans une vaste étude publiée le 18 septembre 2025 par l’institut Arab Center basé à Washington, seulement 47 % des sondés syriens affirment faire confiance au gouvernement actuel pour dissoudre les groupes armés. La majorité de la population syrienne n’a pas confiance dans la capacité de l’État ni dans les nouveaux instruments de pouvoir pour assurer sa sécurité. Les traumatismes du passé liés aux violences communautaires et la perte de légitimité de l’État alimentent la méfiance. Les minorités druzes, chiites, chrétiennes et kurdes estiment que les sunnites bénéficient plus que les autres du pouvoir politico-militaire.
La peur du vide sécuritaire est particulièrement prégnante. Dans certaines communautés, le sentiment de vulnérabilité est tel qu’elles vont jusqu’à se demander qui les protègera en cas d’attaques. Cette peur est encore plus grande dans des zones où l’État n’a pas un contrôle effectif ou où les milices offraient une sorte de protection communautaire. C’est notamment le cas de la communauté druze de Souweïda, barricadée et surarmée depuis les affrontements de l’été 2025 qui l’a opposée à l’armée contrôlée par Damas.
Pour de nombreuses communautés, le désarmement sans une alternative économique solide équivaut à abandonner un moyen de survie. L’abandon des arsenaux par le régime a ouvert un marché noir immense qui a permis un enrichissement et un financement des activités djihadistes ou criminelles. L’ONG Small Arms Survey rapport que des dizaines de milliers d’armes légères et de petit calibre syriennes auraient déjà fait l’objet de vol ou de trafic. Dans certaines régions syriennes, le prix d’un fusil d’assaut de type AK a chuté à un quart de sa valeur marchande d’avant l’effondrement du régime. Au Liban, on peut se procurer ce type de modèle pour à peine 50 dollars. La prolifération d’armes de petit calibre d’origine syrienne va devenir un sujet de sécurité régionale et internationale.