Défendre l’Europe sans les États-Unis : yes we can !

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Les deux dernières semaines ont été agitées par les multiples excès de langage et de provocation de Donald Trump. Une nouvelle façon d’envisager les relations internationales, sous-tendue par un principe simple : « je suis le plus fort donc j’impose ma politique par la force ». Sa dernière incartade, geler l’aide militaire à l’Ukraine pour amener ce pays à accepter les termes d’une négociation, est un non-sens dans la mesure où elle incite l’autre partie, la Russie, à aborder les négociations de paix avec une position maximaliste. À titre de comparaison, c’est comme si l’on démarrait un match de foot en ayant des joueurs exclus du terrain avant même le coup d’envoi. Les États-Unis sont en train de conduire seuls une négociation sur la sécurité de l’Europe alors même qu’ils ne cessent d’affirmer qu’ils ne sont plus impliqués dans la sécurité du continent européen. Il faut donc ouvrir les yeux et cesser d’implorer celui qui n’est plus l’ami américain. Continuer dans cette voie serait une position de faiblesse qui ne peut que fragiliser l’Europe encore un peu plus. Les Européens peuvent profiter de cette situation pour prendre en main leur destin. Il s’agit en réalité d’une chance et d’une opportunité pour l’Union européenne pour exister en propre, pour ne plus coller à l’image des États-Unis qui ne peut que se dégrader dans les semaines qui viennent aux États-Unis comme dans le reste du monde.

L’acte fondateur consiste donc à dire que les Européens conduiront la négociation de paix avec la Russie et non les États-Unis, et qu’à l’inverse l’Europe ne sera pas tenue par un quelconque accord de paix négocié par les États-Unis avec la Russie sans les Européens. Par conséquent, il est nécessaire de :

  • reprendre contact avec la Russie afin de faire passer le message que les Européens sont disposés à discuter d’un accord de paix et plus largement du futur de la sécurité en Europe ;
  • montrer que les États européens sont prêts à se défendre, qu’ils ne sont pas prêts à se laisser imposer un accord de paix par la force par la Russie.

Dans ce contexte, les discours que l’on entend ici ou là laissent penser que les Européens sont trop faibles, qu’ils réagissent trop tard et qu’ils ne peuvent pas défendre l’Europe sans les Américains. Il faut combattre ce discours qui repose bien souvent sur des informations inexactes – le comble étant qu’aujourd’hui les fake news proviennent davantage des États-Unis que de la Russie – et notamment de combattre les idées reçues erronées qui fleurissent ici ou là. Il faut citer notamment

Le budget de l’organisation OTAN est aujourd’hui de 2,85 milliards d’euros, ce qui permet à cette organisation de fonctionner, d’établir des plans de défense, d’organiser la défense collective de l’Europe. Or les États-Unis contribuent à hauteur d’un peu moins de 16 % au budget de l’OTAN soit 450 millions d’euros. Cela veut donc dire que l’OTAN peut vivre sans les États-Unis et au profit des Européens. Comment peut-on en effet imaginer que les 31 autres pays membres de l’OTAN ne pourront pas pallier au manque de ces 450 millions d’euros sachant que les États-Unis se sont d’eux-mêmes mis en marge de l’alliance atlantique ? Les Européens peuvent donc prendre le contrôle de l’OTAN à leur profit.

Les Européens n’ont pas attendu l’élection de Donald Trump pour commencer à prendre en main leur sécurité. Le total des budgets de défense des pays membres de l’Union européenne est passé de 200 milliards d’euros en 2021 à 320 milliards d’euros en 2024. L’effort de défense est donc significatif et en dépensant 2 % du PIB pour leur défense, les Européens égalent au minimum le budget de défense de la Russie qui s’élève à hauteur de 7 % de son PIB.

Par ailleurs, on peut douter de cette parité des budgets de défense européens et russes affichée par le think tank britannique The International Institute for Strategic Studies (IISS). En effet, celui-ci applique un facteur correctif du budget de défense russe, qui est nominalement de 137 milliards d’euros, en le multipliant d’un facteur 3 et en le mesurant en parité pouvoir d’achat en Russie. Or personne n’utilise un tel facteur correctif entre pays européens ou entre l’Europe et les États-Unis. De plus, la Russie n’est pas totalement autonome puisqu’elle est dépendante d’autres pays en ce qui concerne la fourniture d’équipements militaires (Iran, Corée du Nord) et de composants (Chine). La réalité est donc que dès aujourd’hui, les Européens sont déjà en capacité de dissuader la Russie de les attaquer, même si une meilleure efficacité de la défense européenne est nécessaire et que l’Europe souffre de lacunes capacitaires dans certains domaines comme la défense aérienne ou la défense antimissiles.

Cette affirmation est à nouveau sans fondement, tout simplement parce que cet objectif est impossible à atteindre dans les quelques années à venir.

Il est en effet impossible pour les États d’augmenter leur budget de défense d’un tiers en un an. L’augmentation des budgets de défense doit porter sur l’acquisition d’un nombre plus important d’équipements militaires et sur le développement de nouveaux équipements en établissant une priorité sur le comblement des lacunes capacitaires. Pour se faire, il est nécessaire d’adapter les rythmes de production des industries de défense européennes et de s’assurer que toute les chaines d’approvisionnement sont dimensionnées en conséquence. Or cela ne peut se faire du jour au lendemain comme on a pu l’observer avec les munitions depuis 2023 puisqu’il a fallu deux ans pour passer d’une production de 300 000 obus de 155mm à 1 million d’obus par an. De ce fait, la montée en puissance de l’industrie de défense, pour être efficace, ne peut être que progressive et régulière. On peut donc espérer que les Européens auront trouvé une solution à la guerre en Ukraine avant d’atteindre un jour ce seuil des 3 % du PIB affecté à la défense. Bien entendu, l’augmentation des budgets de défense doit être un objectif pour les Européens. Il faut l’afficher ne serait-ce que pour conduire les Russes à la table des négociations dans de bonnes conditions. Néanmoins, il ne faut pas effrayer inutilement les Européens sur le coût de cet effort. Ce qu’il faut éviter c’est de reproduire ce qu’on fait les Allemands avec la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la défense en 2022 : en procédant ainsi ils se sont contraints à dépenser très rapidement cet argent, ce qui ne pouvait se faire qu’en achetant des équipements américains (plus de 50 % de leurs dépenses d’armement depuis 2022.) Fallait-il vraiment que les Allemands substituent leur dépendance au gaz russe par une dépendance aux armements américains ?

Une nouvelle fois, cette affirmation est fausse. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les pays européens ont acheté des armements aux États-Unis (63 % de leurs acquisitions sur la période 2022-mi 2023) pour 3 raisons :

  • Pour acheter la garantie de sécurité des États-Unis : on sait aujourd’hui que celle-ci n’existe plus ;
  • Parce que les stocks supérieurs de l’armée américaine permettaient d’acheter rapidement des armements américains : les Américains ont épuisé leurs stocks d’armement qu’ils ne peuvent plus fournir rapidement aux Européens ;
  • Parce qu’ils fabriquent des équipements qu’on ne fabrique pas en Europe : c’est vrai pour quelques équipements mais c’est loin d’être la majorité des cas et l’objectif des Européens est bien de combler ces lacunes.

Il faut ajouter à cela deux autres arguments qui militent aujourd’hui pour l’achat d’équipements militaires auprès de la BITD européenne :

  • En premier lieu, les États-Unis vont diriger leur production pour la fourniture de l’armée américaine avec sans doute une accélération du pivot de l’outil militaire sur l’Asie : nous ne serons pas prioritaires quand il faudra commander des armes aux États-Unis ;
  • Sur une note plus grave, qu’est-ce qui garantit aujourd’hui que les Européens pourront acheter des armes aux États-Unis pour fournir l’Ukraine ? Pire, qu’est-ce qui garantit que Washington n’interdira pas aux États européens d’utiliser les armements américains contre la Russie si un jour l’Europe était obligée de se confronter militairement à Moscou ?

Sur la période 2022-2024, le taux de dépendance aux États-Unis en matière d’armement est tombé à 44 %. Les Européens ont commencé à réagir mais le niveau de cette dépendance est encore trop élevé, beaucoup trop élevé. Cela fait peser un risque pour la sécurité européenne qu’il ne faut plus prendre. Et ici pas de crainte de subir des mesures de rétorsion de Donald Trump : le marché américain est déjà fermé. Les Européens fournissent moins de 5 % du marché américain. La fermeture de ce marché n’aurait aucun effet pour les Européens : dans la défense le Buy European Act doit en réalité devenir un Buy European Security Act.